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  le blog proustpourtous

Les réflexions d'une proustienne sur sa vie, et en quoi elle lui rappelle dans des épisodes du quotidien des passages de "A la recherche du temps perdu"

PROUST À L'ÉCOLE: analyse de la phrase

Publié le 7 Juin 2020 par proust pour tous

le mystère du petit pan de mur jaune

 

... Je résolus de m’adresser à un cousin âgé, grand grammairien du nom de René Lagane, et lui demandai d’analyser pour moi cette phrase, sachant qu’il n’était pas fan de Proust. Voici ce qu’il m’écrivit : tout d’abord la phrase:

                                                                                                                                                                   « Et lui qui, quand il souffrait par Odette eût tant désiré de lui laisser voir un jour qu’il était épris d’une autre, maintenant qu’il l’aurait pu, il prenait mille précautions pour que sa femme ne soupçonnât pas ce nouvel amour. »

        

l’analyse du grammairien :

1 Le cas "eût tant désiré". C'est un subj. plus-que-parfait employé dans une proposition non subordonnée comme variante littéraire du conditionnel passé (appelée parfois "conditionnel .passé 2ème forme"). Ici, la marque littéraire est très nette.

2 Je note qu'à la ligne suivante, dans un cas semblable, on rencontre le conditionnel passé 1ère forme :"aurait pu". 

3. Si le subjonctif ("soupçonnât") est obligatoire après "pour que", l'imparfait est une élégance de l'usage soutenu, peu ou prou suranné mais très recevable à la 3ème personne du singulier.  

4. Autre construction archaïsante :"désirer de + infinitif". L'usage courant, même à l'époque de Proust, est "désirer + infinitif (sans "de") 

5. La reprise de "Lui" qui s'annonçait comme un sujet, par "il"(prenait) n'est certes pas fautive, mais personnellement j'aurais trouvé plus élégant de ne pas la faire. Question de goût.

C’EST JUSTEMENT CELA QUE LE PROUSTIEN ADORE !

Une deuxième phrase très proustienne :

« Et cette maladie qu’était l’amour de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé à toutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, même à ce qu’il désirait pour après sa mort, il ne faisait tellement plus qu’un avec lui, qu’on n’aurait pas pu l’arracher de lui sans le détruire lui-même à peu près tout entier : comme on dit en chirurgie, son amour n’était plus opérable. »

 

L’analyse du grammairien :

1.Sur l’ensemble de la phrase :

C'est une belle période avec sa protase développée par accumulation insistante et grammaticalement répétitive, et son apodose plus brève, flanquée de la comparaison chirurgicale. La protase est la partie de tension initiale (protasis en grec), qui culmine à l'"acmé" avant de basculer dans l'apodose (apodosis) ou relâchement, résolution. Ce type de phrase est plus habituel dans l'art oratoire. 

2.« avait multiplié » :

Un archaïsme évident: "avait... multiplié". L'emploi intransitif au lieu du pronominal seul normal aujourd'hui (s'était multiplié, ou développé) rappelle la prescription biblique jadis apprise dans sa traduction d'autrefois :"Croissez et multipliez".

3.« qu’était l’amour de Swann » :

Un détail grammatical retient mon attention. La proposition  relative "qu'était l'amour de Swann"s'insère dans la principale comme un développement du sujet "La maladie" :  "La maladie /.../ avait multiplié...", et  les propositions suivantes ne peuvent être que juxtaposées à cette principale avec pour sujet un pronom représentant "la maladie". Alors pourquoi "il"? bien sûr, on comprend bientôt qu'il faut lui faire représenter "l'amour", sujet inversé de la relative dont "qu' " est l'attribut représentant la maladie. Mais on peut aussi avoir une seconde d'incertitude, ce "il" étant très proche du nom "Swann" auquel on pourrait instinctivement le rapporter avant d'opérer une correction en raison du contexte. Bref, je peux difficilement voir là un effet de style voulu. J'y trouve simplement un manque de rigueur syntaxique peu louable.

 

Malgré le peu d’admiration de René pour le style de Marcel Proust, son analyse m’avait aidée, en me montrant ce qui pouvait rebuter certains et enchanter d’autres (les proustiens), j’acquis ainsi la certitude, renforcée par la science grammaticale, que ce qui me donnait un syndrome de Stendhal, c’était cette construction particulière à certaines phrases abondantes dans la Recherche, avec reprise du sujet : dans le premier exemple la reprise de "Lui" qui s'annonçait comme un sujet, par "il"(prenait), dans le deuxième exemple, reprise de "il" représentant "l'amour"
J’avais trouvé la cause technique de mon trouble, il me fallait en trouver la cause profonde : pourquoi une figure de style " un manque de rigueur syntaxique peu louable" pour certains, et non des moindres, pouvait-elle me faire cet effet renversant ? (extrait de Le mystère du petit pan de mur jaune)

 

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