Marcel Proust à Venise
Une amie de FB, Marie-Josée, a posté un article très réconfortant pour ceux, comme moi, adeptes de la procrastination, mais surtout de la procrastination heureuse (je trouve sincèrement mille bonnes raisons de repousser à plus tard ce qui me rebute, et malgré les conseils répétés à mes enfants: "tous les gens qui réussissent commencent leur journée par faire ce qui leur déplaît le plus", maxime dans laquelle ils ont bien détecté le fameux "fais ce que je dis mais pas ce que je fais", je connais un genre de procrastination extrêmement effrayante.
Cette Venise sans sympathie pour moi, où j’allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée, moins irréelle, et c’était ma détresse que le chant de « sole mio », s’élevant comme une déploration de la Venise que j’avais connue, semblait prendre à témoin. Sans doute il aurait fallu cesser de l’écouter si j’avais voulu pouvoir rejoindre encore ma mère et prendre le train avec elle ; il aurait fallu décider sans perdre une seconde que je partais, mais c’est justement ce que je ne pouvais pas ; je restais immobile, sans être capable non seulement de me lever mais même de décider que je me lèverais. Ma pensée, sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre, s’occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases successives de « sole mio » en chantant mentalement avec le chanteur, à prévoir pour chacune d’elles l’élan qui allait l’emporter, à m’y laisser aller avec elle, avec elle aussi à retomber ensuite. Sans doute ce chant insignifiant, entendu cent fois, ne m’intéressait nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne ni à moi-même en l’écoutant aussi religieusement jusqu’au bout. Enfin aucun des motifs, connus d’avance par moi, de cette vulgaire romance ne pouvait me fournir la résolution dont j’avais besoin ; bien plus, chacune de ces phrases, quand elle passait à son tour, devenait un obstacle à prendre efficacement cette résolution, ou plutôt elle m’obligeait à la résolution contraire de ne pas partir, car elle me faisait passer l’heure. Par là cette occupation sans plaisir en elle-même d’écouter « sole mio » se chargeait d’une tristesse profonde, presque désespérée. Je sentais bien qu’en réalité, c’était la résolution de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bouger ; mais me dire : « Je ne pars pas », qui ne m’était pas possible sous cette forme directe, me le devenait sous cette autre : « Je vais entendre encore une phrase de « sole mio » ; mais la signification pratique de ce langage figuré ne m’échappait pas et, tout en me disant : « Je ne fais en somme qu’écouter une phrase de plus », je savais que cela voulait dire : « Je resterai seul à Venise. » Et c’est peut-être cette tristesse, comme une sorte de froid engourdissant, qui faisait le charme désespéré mais fascinateur de ce chant. Chaque note que lançait la voix du chanteur avec une force et une ostentation presque musculaires venait me frapper en plein coeur ; quand la phrase était consommée et que le morceau semblait fini, le chanteur n’en avait pas assez et reprenait plus haut comme s’il avait besoin de proclamer une fois de plus ma solitude et mon désespoir. Albertine disparue
A FB friend, Marie-Josée, has just posted a very comforting article on those who, like me, regularly practice the art of procrastination, a happy procrastination, in which I sincerely find a thousand good reasons to postpone what bothers me, and in spite of my repeated exhortation to my children "all successfull people start their day by doing what they desire least", mantra in which they easily detected the famous "do what I say, not what I do", I also know of a very frightening procrastination.