Samedi soir salle Pleyel, Jules et moi étions assis au balcon (places offertes par sa soeur, une très bonne idée de cadeau...) pour un concert donné par les solistes du Philarmonik de Berlin. au programme de la musique de chambre. Durant le Quatuor pour piano, violon, alto et violoncelle n° 3, je suis prise d'une profonde et étrange nostalgie; dès l'Allegro non troppo, je me dis que ma vie n'était pas censée se passer ainsi, que je devrais toujours être en Amérique, près d'Alan... le sentiment de voir sa vie comme un tout, de comprendre les choses sans pouvoir les exprimer. Au Finale (Allegro comodo) j'étais redescendue sur terre, une étrange joie m'envahit, la satisfaction d'être vivante, loin d'Alan et de l'Amérique, avec Jules (qui ressentit lui aussi une grande tristesse sans pouvoir identifier la "madeleine" produite par ce magnifique concert...)
A quelle appréhension de la Sonate de Vinteuil cette expérience esthétique profonde pouvait-elle trouver un début d'explication? pas à la fin de la Recherche, là où le narrateur a pu atteindre une compréhension globale de la création artistique, pas à celle du début d''Un amour de Swann, quand une petite phrase devient l'hymne de l'amour d'Odette et Swann... peut-être quand, rongé par la peine d'avoir perdu Odette, il entrevoit la nature de l'émotion artistique, écho de sa vie:
Il savait que le souvenir même du piano faussait encore Ie plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n'est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d'épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu'un univers d'un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu'ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l'un de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu'elle présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l'avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l'intelligence. Swann s'y reportait comme à une conception de l'amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi bien en quoi elle était particulière, qu'il le savait pour ‘’la Princesse de Clèves’’, ou pour ‘’René’’, quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme la notion de lumière, de son, de relief, de volupté physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les perdrons-nous, peut-être s'effaceront-elles, si nous retournons au néant. Mais tant que nous vivons, nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne le pouvons par exemple douter de la lumière de la lampe qu'on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre d'où s'est échappé jusqu'au souvenir de l'obscurité. Du côté de chez Swann
He knew that his memory of the piano falsified still further the perspective in which he saw the music, that the field open to the musician is not a miserable stave of seven notes, but an immeasurable keyboard (still, almost all of it, unknown), on which, here and there only, separated by the gross darkness of its unexplored tracts, some few among the millions of keys, keys of tenderness, of passion, of courage, of serenity, which compose it, each one differing from all the rest as one universe differs from another, have been discovered by certain great artists who do us the service, when they awaken in us the emotion corresponding to the theme which they have found, of shewing us what richness, what variety lies hidden, unknown to us, in that great black impenetrable night, discouraging exploration, of our soul, which we have been content to regard as valueless and waste and void. Vinteuil had been one of those musicians. In his little phrase, albeit it presented to the mind’s eye a clouded surface, there was contained, one felt, a matter so consistent, so explicit, to which the phrase gave so new, so original a force, that those who had once heard it preserved the memory of it in the treasure-chamber of their minds. Swann would repair to it as to a conception of love and happiness, of which at once he knew as well in what respects it was peculiar as he would know of the Princesse de Clèves, or of René, should either of those titles occur to him. Even when he was not thinking of the little phrase, it existed, latent, in his mind, in the same way as certain other conceptions without material equivalent, such as our notions of light, of sound, of perspective, of bodily desire, the rich possessions wherewith our inner temple is diversified and adorned. Perhaps we shall lose them, perhaps they will be obliterated, if we return to nothing in the dust. But so long as we are alive, we can no more bring ourselves to a state in which we shall not have known them than we can with regard to any material object, than we can, for example, doubt the luminosity of a lamp that has just been lighted, in view of the changed aspect of everything in the room, from which has vanished even the memory of the darkness. In that way Vinteuil’s phrase, like some theme, say, in Tristan, which represents to us also a certain acquisition of sentiment, has espoused our mortal state, had endued a vesture of humanity that was affecting enough.
Swann's Way