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  le blog proustpourtous

Les réflexions d'une proustienne sur sa vie, et en quoi elle lui rappelle dans des épisodes du quotidien des passages de "A la recherche du temps perdu"

4ème madeleine (inachevée): les 3 arbres d'Hudimesnil: Hudimesnil's three trees

Publié le 29 Janvier 2013 par laurence grenier

Nous descendîmes sur Hudimesnil; tout d’un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n’avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais cette fois il resta incomplet. Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois; de sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était pas une fiction, Balbec un endroit où je n’étais jamais allé que par l’imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu’on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu’on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté.

Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d’un élan plus fort et tâcher d’atteindre plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre son élan, il m’eût fallu être seul. Que j’aurais voulu pouvoir m’écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je m’isolais de mes parents. Il me semblait même que j’aurais dû le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui, semblent bien médiocres. Ce plaisir, dont l’objet n’était que pressenti, que j’avais à créer moi-même, je ne l’éprouvais que de rares fois, mais à chacune d’elles il me semblait que les choses qui s’étaient passées dans l’intervalle n’avaient guère d’importance et qu’en m’attachant à la seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme de Villeparisis s’en aperçût. Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je pus ramener à moi. Cependant tous trois au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s’approcher. Où les avais-je déjà regardés? Il n’y avait aucun lieu autour de Combray, où une allée s’ouvrit ainsi. Le site qu’ils me rappelaient il n’y avait pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j’étais allé une année avec ma grand’mère prendre les eaux. Fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que, comme ces pages qu’on est tout d’un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première enfance. N’appartenaient-ils au contraire qu’à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi chez qui leur aspect étrange n’était que l’objectivation dans mon sommeil de l’effort que je faisais pendant la veille soit pour atteindre le mystère dans un lieu derrière l’apparence duquel je pressentais, comme cela m’était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans un lieu que j’avais désiré connaître et qui du jour où je l’avais connu n’avait paru tout superficiel, comme Balbec? N’étaient-ils qu’une image toute nouvelle détachée d’un rêve de la nuit précédente mais déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus loin? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux comme tels arbres, telle touffe d’herbes que j’avais vus du côté de Guermantes un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu’un passé lointain de sorte que, sollicité par eux d’approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un souvenir. Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensées et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois double dans l’espace? Je ne savais. Cependant ils venaient vers moi; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c’étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt à un croisement de routes, la voiture les abandonna. Elle m’entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m’eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie.

Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire: ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant. En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir — trop tard, mais pour toujours — je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes en revanche je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les avais vus. Et quand la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis, me demandant pourquoi j’avais l’air rêveur, j’étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un Dieu.

A l'ombre des jeunes filles en fleurs, II

 

 

We came down towards Hudimesnil; suddenly I was overwhelmed with that profound happiness which I had not often felt since Combray; happiness analogous to that which had been given me by — among other things — the steeples of Martinville. But this time it remained incomplete. I had just seen, standing a little way back from the steep ridge over which we were passing, three trees, probably marking the entrance to a shady avenue, which made a pattern at which I was looking now not for the first time; I could not succeed in reconstructing the place from which they had been, as it were, detached, but I felt that it had been familiar to me once; so that my mind having wavered between some distant year and the present moment, Balbec and its surroundings began to dissolve and I asked myself whether the whole of this drive were not a make-believe, Balbec a place to which I had never gone save in imagination, Mme. de Villeparisis a character in a story and the three old trees the reality which one recaptures on raising one’s eyes from the book which one has been reading and which describes an environment into which one has come to believe that one has been bodily transported.

I looked at the three trees; I could see them plainly, but my mind felt that they were concealing something which it had not grasped, as when things are placed out of our reach, so that our fingers, stretched out at arm’s-length, can only touch for a moment their outer surface, and can take hold of nothing. Then we rest for a little while before thrusting out our arm with refreshed vigour, and trying to reach an inch or two farther. But if my mind was thus to collect itself, to gather strength, I should have to be alone. What would I not have given to be able to escape as I used to do on those walks along the Guermantes way, when I detached myself from my parents! It seemed indeed that I ought to do so now. I recognised that kind of pleasure which requires, it is true, a certain effort on the part of the mind, but in comparison with which the attractions of the inertia which inclines us to renounce that pleasure seem very slight. That pleasure, the object of which I could but dimly feel, that pleasure which I must create for myself, I experienced only on rare occasions, but on each of these it seemed to me that the things which had happened in the interval were of but scant importance, and that in attaching myself to the reality of that pleasure alone I could at length begin to lead a new life. I laid my hand for a moment across my eyes, so as to be able to shut them without Mme. de Villeparisis’s noticing. I sat there, thinking of nothing, then with my thoughts collected, compressed and strengthened I sprang farther forward in the direction of the trees, or rather in that inverse direction at the end of which I could see them growing within myself. I felt again behind them the same object, known to me and yet vague, which I could not bring nearer. And yet all three of them, as the carriage moved on, I could see coming towards me. Where had I looked at them before? There was no place near Combray where an avenue opened off the road like that. The site which they recalled to me, there was no room for it either in the scenery of the place in Germany where I had gone one year with my grandmother to take the waters. Was I to suppose, then, that they came from years already so remote in my life that the landscape which accompanied them had been entirely obliterated from my memory, and that, like the pages which, with sudden emotion, we recognise in a book which we imagined that we had never read, they surged up by themselves out of the forgotten chapter of my earliest infancy? Were they not rather to be numbered among those dream landscapes, always the same, at least for me in whom their unfamiliar aspect was but the objectivation in my dreams of the effort that I had been making while awake either to penetrate the mystery of a place beneath the outward appearance of which I was dimly conscious of there being something more, as had so often happened to me on the Guermantes way, or to succeed in bringing mystery back to a place which I had longed to know and which, from the day on which I had come to know it, had seemed to me to be wholly superficial, like Balbec? Or were they but an image freshly extracted from a dream of the night before, but already so worn, so altered that it seemed to me to come from somewhere far more distant? Or had I indeed never seen them before; did they conceal beneath their surface, like the trees, like the tufts of grass that I had seen beside the Guermantes way, a meaning as obscure, as hard to grasp as is a distant past, so that, whereas they are pleading with me that I would master a new idea, I imagined that I had to identify something in my memory? Or again were they concealing no hidden thought, and was it simply my strained vision that made me see them double in time as one occasionally sees things double in space? I could not tell. And yet all the time they were coming towards me; perhaps some fabulous apparition, a ring of witches or of norns who would propound their oracles to me. I chose rather to believe that they were phantoms of the past, dear companions of my childhood, vanished friends who recalled our common memories. Like ghosts they seemed to be appealing to me to take them with me, to bring them back to life. In their simple, passionate gesticulation I could discern the helpless anguish of a beloved person who has lost the power of speech, and feels that he will never be able to say to us what he wishes to say and we can never guess. Presently, at a cross-roads, the carriage left them. It was bearing me away from what alone I believed to be true, what would have made me truly happy; it was like my life.

I watched the trees gradually withdraw, waving their despairing arms, seeming to say to me: “What you fail to learn from us to-day, you will never know. If you allow us to drop back into the hollow of this road from which we sought to raise ourselves up to you, a whole part of yourself which we were bringing to you will fall for ever into the abyss.” And indeed if, in the course of time, I did discover the kind of pleasure and of disturbance which I had just been feeling once again, and if one evening — too late, but then for all time — I fastened myself to it, of those trees themselves I was never to know what they had been trying to give me nor where else I had seen them. And when, the road having forked and the carriage with it, I turned my back on them and ceased to see them, with Mme. de Villeparisis asking me what I was dreaming about, I was as wretched as though I had just lost a friend, had died myself, had broken faith with the dead or had denied my God.

Within a Budding Grove, Place-Name: The Place

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C
Que c’est beau ! Merci madame
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Z
<br /> Merci chère Laurence pour ces madeleines, toutes plus délicieuses les unes que les autres.<br /> <br /> <br /> Pourtant celle-ci, c'est la plus troublante, la plus universelle, cette impression de déjà vu qui nous ébranle quand nous soupçonnons l'importance de ce qu'elle recèle, peut-être le mystère de la<br /> vie, la réponse à toutes choses.<br />
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