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  le blog proustpourtous

Les réflexions d'une proustienne sur sa vie, et en quoi elle lui rappelle dans des épisodes du quotidien des passages de "A la recherche du temps perdu"

janvier 2008: journal d'un Proustien

Publié le 1 Janvier 2008 par laurence grenier

lundi 28 janvier:  Hier, au théâtre, j'ai mis l'accent sur le thème des Mille et une nuits, roman le plus cité dans la recherche, car la découverte de la vocation du narrateur, comme la redécouverte de certains souvenirs, se fait dans l'obscurité soudainement éclairée. Et ça je le ressens souvent, ce tâtonement qui parfois mène à la lumière:

Dans ce grand "cache-cache" qui se joue dans la mémoire quand on veut retrouver un        nom, il n'y a pas une série d'approximations graduées. On ne voit rien, puis tout d'un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu'on croyait deviner. Ce n'est pas lui qui est    venu à nous. Non, je crois plutôt qu'au fur et à mesure que nous vivons, nous passons          notre temps à nous éloigner de la zone où un nom est distinct, et c'est par un exercice de     ma volonté et de mon attention, qui augmentait l'acuité de mon regard intérieur, que tout d'un coup j'avais percé la demi-obscurité et vu clair. En tous cas s'il y a des transitions      entre l'oubli et le souvenir, alors ces transitions sont inconscientes. Car les noms d'étapes par lesquels nous passons, avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux et ne nous              rapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à proprement parler des noms, mais          souvent de simples consonnes et qui ne se retrouvent pas dans le nom retrouvé. D'ailleurs  ce travail de l'esprit passant du néant à la réalité est si mystérieux qu'il est possible après   tout que ces consonnes fausses soient des perches préalables, maladroitement tendues pour nous aider à nous accrocher au nom exact.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       Sodome et Gomorrhe, II, I
dimanche 27 janvier:  Vendredi dernier a été un très bon jour pour mon spectacle: la musique marchait, le public a réagi avec chaleur, et le dîner qui s'en suivit très vivant. Roland et Marie-Françoise ont reconnu que j'avais fait beaucoup de progrès, comparé aux conférences ratées du début, en particulier dans ce café de la rue des Ecoles où l'on entendait un soûlard qui criait au bar. Ingrid ( qui par son enthousiasme pour mes prousteries, m'a toujours encouragée) aussi était contente et son mari Marc s'est dit prêt à mettre Proust dans la bibliothèque du bateau de plus de 300 m dont il est capitaine. Dominique a ramené un homme charmant et littéraire dont l'auteur préféré était Maupassant, et Corinne qui était déjà venue une fois s'est dit satisfaite de mon évolution (je lis mieux), quant à son amie Pascale, elle lit Proust d'une manière psychanalytique, et la discussion est restée cordiale, malgré pour mon antipathie pour ce genre d'approche du roman.
Quant à Laurent, il m'a présenté une podologue qui se trouvait par hasard à une table voisine! j'aurais pourtant pu ajouter quelques citations pour illustrer par exemple l'arrogance du baron de Charlus, grand féodal, parlant de la noblesse d'empire, et en particulier de la princesse d'Iéna

"Comme il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai supposé qu'il s'agissait d'une pauvresse couchant sous le pont d'Iéna et qui avait pris pittoresquement le titre de princesse d'Iéna,   comme on dit la Panthère des Batignolles ou le Roi de l'Acier"                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      Le côté de Guermantes, II, II

jeudi 24 janvier:  Hier à déjeuner au bureau, je n'ai encore pas pu m'empêcher de parler de Proust: Rudi qui s'intéresse à la cosmologie m'a fait un dessin représentant l'univers connu entouré d'un cercle, interface avec l'univers inconnu (pas encore déchiffré par l'homme) qui se situait à l'extérieur de ce cercle, et un deuxième dessin identique mais plus grand: pour démontrer que lorsque l'univers connu augmente, le cercle qui l'entoure augmente aussi, et cet interface représente le risque lié à la découverte: ce risque augmente donc avec la connaissance humaine. C'est clair ? Nous débations aussi de la notion de l'infiniment petit comparable à l'infiniment grand, et moi de dire (la pauvre Frédérique qui était présente et doit en avoir plus que marre de m'entendre) que Proust, comme tous les très grands écrivains, avait créé un univers qui se reproduit du plus petit au plus grand: que l"on prenne une phrase, un paragraphe, un volume ou tout le roman, on retrouve la même structure, la même incorporation du Temps, même dans le célèbre incipit:

Longtemps, je me suis couché de bonne heure.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              Du côté de chez Swann, 1ère phrase de A la recherche du temps perdu

mardi 22 janvier:  Lors de mon dernier spectacle, un ami de Laurent, Jean-Luc, qui était venu dîner avec nous au Café Moderne, m'a dit que le passage qui l'avait le plus frappé, quand il était lycéen, c'était la description du regard de Charlus:

... comme je passais seul devant le casino en rentrant à l'hôtel, j'eus la sensation d'être       regardé par quelqu'un qui n'était pas loin de moi. Je tournai la tête et j'aperçus un            homme d'une quarantaine d'années, très grand et assez gros, avec des moustaches très       noires, et qui, tout en frappant nerveusement sur son pantalon avec une badine, fixait sur  moi des yeux dilatés par l'attention. Par moments, ils étaient percés en tous sens par des    regards d'une extrême activité comme en ont seuls devant une personne qu'ils ne                 connaissent pas des hommes à qui, pour un motif quelconque, elle inspire des pensées qui ne viendraient pas à tout autre - par exemple des fous ou des espions. Il lança sur moi une suprême oeillade à la fois hardie, prudente, rapide et profonde, comme un dernier coup    que l'on tire au moment de prendre la fuite, et après avoir regardé tout autour de lui,        prenant soudain un air distrait et hautain, par un brusque revirement de toute sa personne il se tourna vers une affiche dans la lecture de laquelle il s'absorba, en fredonnant un air et en arrangeant la rose mousseuse qui pendait à sa boutonnière. Il sortit de sa poche un   calepin sur lequel il eut l'air de prendre en note le titre du spectacle annoncé, tira deux ou trois fois sa montre, abaissa sur ses yeux un canotier de paille noire dont il prolongea le   rebord avec sa main mise en visière comme pour voir si quelqu'un n'arrivait pas, fit le        geste de mécontentement par lequel on croit faire voir qu'on a assez d'attendre, mais qu'on ne fait jamais quand on attend réellement, puis rejetant en arrière son chapeau et laissant voir une brosse coupée ras qui admettait cependant de chaque côté d'assez longues ailes de pigeon ondulées, il exhala le souffle bruyant des personnes qui ont non  pas trop chaud      mais le désir de montrer qu'elles ont trop chaud.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                               A l'ombre des jeunes filles en fleurs II
mercredi 16 janvier: Jétais à un réception chez les voisins (Christine et Gilles), soirée très agréable, où j'ai retrouvé de leurs amis, et où certaines têtes m'étaient familières, et d'autres oubliées. Et je me disais une fois encore que la mémoire nous joue des tours imprévisibles

  Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés, et sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent. Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous comme dans une bibliothèque immense où il y a des plus vieux livres un exemplaire que sans doute personne n'ira jamais demander. Pourtant que ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes, remonte à la surface et s'étende en nous qu'il couvre tout entier, alors pendant un moment les noms reprennent leur signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d'alors et nous sentons avec une souffrance vague mais devenue supportable et qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles qui nous angoissaient tant alors. Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n'est pas immuable comme la stratification d'une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches            anciennes.                                                                                                                                      
                                                                                                                                                         
Albertine disparue
mardi 15 janvier 2008 : Au café, Laurent a fait un calembour comme il n'en avait pas fait depuis longtemps, et je lui ai rappelé que seul Adolphe (grand professeur de médecine comme le devint le Dr Cottard) en faisait plus que lui:
 

"M. de Forcheville était en train de dire du mal de toi", dit Mme Cottard à son mari quand il entra au salon.                                                                                                                            Et lui, poursuivant l'idée de la noblesse de Forcheville qui l'occupait depuis le                 commencement du dîner, lui dit:                                                                                               
"Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus; les Putbus étaient aux Croisades, n'est-ce pas ? Ils ont, en Poméranie, un lac qui est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de l'arthrite sèche, c'est une femme charmante. Elle connaît du reste Mme Verdurin, je crois."                                                                         
 Ce qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un moment après, seul avec Mme Cottard, de compléter le jugement favorable qu'il avait porté sur son mari:                           
"Et puis il est intéressant, on voit qu'il connaît du monde. Dame, ça sait tant de choses, les médecins!                                                                                                                                
 - Je vais jouer de la Sonate pour M. Swann, dit le pianiste.                                                    
 - Ah! bigre! ce n'est pas au moins le "Serpent à Sonates" ?" demanda M. de Forcheville pour faire de l'effet.                                                                                                                    
 Mais le Dr Cottard, qui n'avait jamais entendu ce calembour, ne le comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville. Il s'approcha vivement pour la rectifier:                             
"Mais non, ce n'est pas serpent à sonates qu'on dit, c'est serpent à sonnettes", dit-il d'un ton zélé, impatient et triomphal.                                                                                                
 Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.                                                     
"Avouez qu'il est drôle, Docteur ?                                                                                             
 - Oh! je le connais depuis si longtemps", répondit Cottard.                                                   
                                                                                                                                                      
Du côté de chez Swann, II                                                                             lundi 14 janvier 2008 : Ce matin mon père (93 ans), en robe de chambre  à son petit déjeuner, était particulièrement bien peigné, les cheveux coiffés vers l'avant. Comme je lui en faisais compliment sous l'oeil ironique de ma mère, il me dit:
-Attends encore deux mois, et tu verras la coupe magnifique que je vais me faire, quand mes cheveux seront assez longs: une frange et une coupe au carré au niveau des oreilles.
Devant mon étonnement et ma remarque:
- Comme quand tu étais petit enfant ?
-Oui, exactement, comme ça je repartirai avec à peu près la tête que j'avais en arrivant sur cette terre! 
 
 La vie en se retirant venait d'emporter les désillusions de la vie. Un sourire semblait posé sur les lèvres de ma grand-mère. Sur ce lit funèbre, la mort, comme le sculpteur du Moyen Age, l'avait couchée sous une apparence de jeune fille.                                                           
                                                                                                                                                    
Le côté de Guermantes, II,II                                                                             
Samedi 12 janvier 2008 : Jeudi il n'y avait pas grand monde pour voir mon spectacle Proust pour tous, et j'ai pensé à la grande actrice Berma, délaissée de tous y compris sa propre fille, au profit de l'étoile montante, Rachel, se produisant chez la princesse de Guermantes II (ex Mme Verdurin):.
 
  L'annonce de poésies que presque tout le monde connaissait avait fait plaisir. Mais quand on vit l'actrice, avant de commencer, chercher partout des yeux d'un air égaré, lever les yeux d'un air suppliant et pousser comme un gémissement à chaque mot, chacun se sentit gêné , presque choqué de cette exhibition de sentiments. Personne ne s'était dit que réciter des vers pouvait être quelque chose comme cela. Peu à peu on s'habitue, c'est-à-dire qu'on oublie la première sensation de malaise, on dégage ce qui est bien, on compare dans son esprit diverses manières de réciter, pour se dire: ceci c'est mieux, ceci moins bien. Mais la première fois, de même quand dans une cause simple on voit un avocat s'avancer, lever en l'air un bras d'où retombe la toge, commencer d'un ton menaçant, on n'ose pas regarder ses voisins. Car on se figure que c'est grotesque, mais après tout c'est peut-être magnifique, et on attend d'être fixé.                                                                                                               
                                                                                                                                                     
Le temps retrouvé                                                                                             


Vendredi 11 janvier 2008 : Hier j'ai déjeuné avec un infini plaisir avec Gilles, un ami de toujours (nous nous sommes connus à 14 ans sur la plage des Sables d'Olonne). Et ce qui m'a fait tout de suite penser à la recherche, ce n'est pas l'afflux des souvenirs, mais le fait que le déjeuner se situait au Train Bleu, gare de Lyon.

Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d'où l'on part pour une               destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle s'accomplit grâce        auquel les pays qui n'avaient encore d'existence que dans notre pensée vont être ceux au    milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer, au sortir de la salle d'attente, à retrouver tout à l'heure la chambre familière où l'on était il y a un instant       encore. Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois qu'on s'est        décidé à pénétrer dans l'antre empesté par où l'on accède au mystère, dans un de ces           grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où j'allais chercher le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la ville éventrée un de ces immenses ciels crus et gros de        menaces ammoncelées de drame, pareils à certains ciels, d'une modernité presque               parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait s'accomplir que             quelque acte terrible et solennel comme un départ en chemin de fer ou l'érectoin de la        Croix.                                                                                                                                                                                                                                                                                                 
A l'ombre des jeunes filles en fleurs, II                                                                                       

Mercredi 9 janvier 2008 : Hillary Clinton a gagné la primaire du New Hampshire, et tout le monde se demande si le sanglot qui lui est monté à la gorge, et qui aurait, en l'humanisant, pousser des électrices hésitantes à voter pour elle, était sincère ou une simple manipulation politique.

Cependant M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la permission d'allumer sa pipe     ("ici on ne se gêne pas, on est entre camarades"), priait le jeune artiste de se mettre au      piano.                                                                                                                                         
"Allons, voyons, ne l'ennuie pas, il n'est pas ici pour être tourmenté, s'écria Mme               Verdurin, je ne veux pas qu'on le tourmente, moi!                                                                  
- Mais pourquoi veux-tu que ça l'ennuie ? dit M. Verdurin, M. Swann ne connaît peut-être pas la sonate en
fa dièse que nous avons découverte, il va nous jouer l'arrangement pour    piano.                                                                                                                                          
- Ah ! non, non, pas ma sonate ! s'écria Mme Verdurin, je n'ai pas envie à force de pleurer  de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n'est pas vous qui garderez le lit huit jours!"                                                                                     
  Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allait jouer enchantait      les amis aussi bien que si elle avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante            originalité de la "Patronne" et de sa sensibilité musicale. Ceux qui étaient près d'elle         faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher,         qu'il se passait quelque chose, leur disant comme on fait au Reichstag dans les moments     intéressants: "Ecoutez, écoutez." Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui             n'avaient pas pu venir en leur disant que la scène avait été encore plus amusante que          d'habitude.                                                                      
                                                             
"Eh bien ! voyons, c'est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que l'andante.                      
- Que l'andante, comme tu y vas ! s'écria Mme Verdurin. C'est justement l'andante qui me 
casse bras et jambes. Il est vraiment superbe, le Patron ! C'est comme si dans la
Neuvième il disait: nous n'entendrons que le finale, ou dans Les Maîtres que l'ouverture."                                                                                                                                                                    
Du côté de chez Swann, II                                                                                                          

Mardi 8 janvier 2008J'aime beaucoup être accompagnée d'une jolie femme élégante, et mon amie Jahida remplit tous les critères:

M. de Charlus fut bientôt assis à côté de Mme Swann. Dans toutes les réunions où il se trouvait, et dédaigneux à l'égard des hommes, courtisé par les femmes, il avait vite fait d'aller faire corps avec la plus élégante, de la toilette de laquelle il se sentait empanaché. La redingote ou le frac du baron le faisait ressembler à ces portraits par un grand coloriste, d'un homme en noir, mais qui a près de lui, sur une chaise, un manteau éclatant qu'il va revêtir pour quelque bal costumé.                                                                                                                
Le côté de Guermantes, I                   

Dimanche 6 janvier 2008En vieillissant, on est surpris de changer de goûts, et je me suis étonnée, en redécouvrant un disque de Fleetwood Mac que mon frère Fifi avait laissé dans la voiture qu'il me prête ce week-end, de ne pas penser à l'exaltation des amours passées ou à venir, mais à celle de monter sur scène pour parler de Marcel Proust ! Tel Swann mourant parle de ce qu'il fait de ses souvenirs:

"...Ne vous moquez pas de  ce jargon idéaliste, mais ce que je veux dire, c'est que j'ai beaucoup aimé la vie et que j'ai beaucoup aimé les arts. Hé bien! maintenant que je suis un peu trop vieux pour vivre avec les autres, ces anciens sentiments si personnels à moi que j'ai eus, me semblent, ce qui est la manie de tous les collectionneurs, très précieux. Je m'ouvre à moi-même mon coeur comme une espèce de vitrine, je regarde un à un tant d'amours que les autres n'auront pas connus. Et de cette collection à laquelle je suis maintenant plus attaché encore qu'aux autres, je me dis, un peu comme Mazarin pour ses livres, mais, du reste, sans angoisse aucune, que ce sera bien embêtant de quitter tout cela."                                                                                                                

Sodome et Gomorrhe, II, I         

Samedi 5 janvier 2008Pour ma première représentation au théâtre Pandora, parmi quelques amis (Odile, Laurent, Anne, Arthur...), Jahida avait fait entrer un journaliste, Serge, qui passait par la rue Keller: le spectacle a semblé lui plaire énormément, et il a encouragé Jahida à me faire connaître. Apparemment je donne l'envie irrésistible de lire Proust, youpii !

Mais c'est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l'avertissement arrive qui peut nous sauver, on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu'on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le          savoir, et elle  s'ouvre.                                                                                                               

Le temps retrouvé                                                                                                                        

1er janvier 2008Durant le Réveillon  chez Joyce et Michel, à Sceaux, Joyce  m'a fait le grand  plasir  de me demander  quelques mots sur  ma passion, et l'audience a répondu  très positivement. J'ai raconté ce qu'était  la "madeleine de Proust", en indiquant  que  plus je lisais  la  recherche,  plus j'avais de chance d'éprouver une "madeleine". Eh bien, ce matin, à peine réveillée,  ce petit  gâteau m'a été servi: un mélange de rêve et de pensée, qui me fit chaud au coeur. Je me trouvais devant la scène grise d'un village de l'Ile de France, qui me paraissait familier, les arbres noirs, le clocher se détachant avec netteté d'une atmosphère grisâtre: c'était un tableau  de  Suzanne Valadon, dont la reproduction  avait orné la salle à manger de mon enfance, rue Cacheux, près du stade Charléty !

En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant, j'étais entré dans la cour de Guermantes et dans ma distraction je n'avais pas vu une voiture qui s'avançait; au cri du wattman je n'eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d'aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s'évanouit devant la même félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donnée la vue d'arbres que j'avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d'une madeleine trempée dans une infusion, tant d'autres sensations dont j'ai parlé et que les dernières oeuvres de Vinteuil m'avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l'avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m'assaillaient tout à l'heure au sujet de mes dons littéraires et même de la réalité de la littérature se trouvaient levés comme par enchantement.
  Sans que j'eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à l'heure, avaient perdu toute importance. Mais cette fois, j'étais bien décidé à ne pas ignorer pourquoi, comme je l'avais fait le jour où j'avais goûté d'une madeleine trempée dans une infusion. La félicité que je venais d'éprouver était bien en effet la même que celle que j'avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j'avais alors ajourné de rechercher les causes profondes. La différence, purement matérielle, était dans les images évoquées, un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d'éblouissante lumière tournoyaient près de moi et, dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu'à moi ce qu'elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j'avais fait tout à l'heure, un pied sur le pavé plus élevé, l'autre pied sur le pavé plus bas. Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile; mais si je réussisssais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j'avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m'avait dit: "Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l'énigme de bonheur que je te propose." Et presque tout de suite je la reconnus, c'était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m'avaient jamais rien dit et que la sensation que j'avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m'avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l'attente, à leur rang, d'où un brusque hasard les avait fait impérieusement sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m'avait rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m'avaient-elles à l'un et l'autre moment donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente ?

Le temps retrouvé


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R
<br /> "que l"on prenne une phrase, un paragraphe, un volume ou tout le roman, on retrouve la même structure"<br /> <br /> <br /> Proust est fractal ? Je n'y avais pas pensé, bien vue.<br />
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