Dans une scène où la Berma reste immobile un instant, le bras levé à la hauteur du visage, baignée grâce à un artifice d'éclairage dans une lumière verdâtre, devant le décor qui représente la mer, la salle éclata en applaudissements, mais déjà l'actrice avait changé de place et le tableau que j'aurais voulu étudier n'existait plus. Je dis à ma grand-mère que je ne voyais pas bien, elle me passa sa lorgnette. Seulement, quand on croit à la réalité des choses, user d'un moyen artificiel pour se les faire montrer n'équivaut pas tout à fait à se sentir près d'elles. Je pensais que ce n'était plus la Berma que je voyais, mais son image dans le verre grossissant. Je reposai la lorgnette; mais peut-être l'image que recevait mon oeil, diminuée par l'éloignement, n'était pas plus exacte; laquelle des deux Berma était la vraie? Quant à la déclaration à Hippolyte, j'avais beaucoup compté sur ce morceau où, à en juger par la signification ingénieuse que ses camarades me découvraient à tout moment dans des parties moins belles, elle aurait certainement des intonations plus surprenantes que celles que chez moi, en lisant, j'avais tâché d'imaginer; mais elle n'atteignit même pas jusqu'à celles qu'Oenone ou Aricie eussent trouvées, elle passa au rabot d'une mélopée uniforme toute la tirade où se trouvèrent confondues ensemble des oppositions pourtant si tranchées qu'une tragédienne à peine intelligente, même des élèves de lycée, n'en eussent pas négligé l'effet; d'ailleurs, elle la débita tellement vite que ce fut seulement quand elle fut arrivée au dernier vers que mon esprit prit conscience de la monotonie voulue qu'elle avait imposée aux premiers.
Enfin éclata mon premier sentiment d'admiration: il fut provoqué par les applaudissements frénétiques des spectateurs. J'y mêlai les miens en tâchant de les prolonger, afin que, par reconnaissance, la Berma se surpassant, je fusse certain de l'avoir entendue dans un de ses meilleurs jours.
A l'ombre des jeunes filles en fleurs, I
mardi 30 octobre 2007: Hier au café (je précise: à la boulangerie en face de l'église), j'ai discuté avec Christine, une habituée occasionnelle, qui avait adoré "Du côté de chez Swann", quand elle était jeune, en particulier la description de la jalousie se Swann:
Il ne fut pas jaloux d'abord de toute la vie d'Odette, mais des seuls moments où une circonstance, peut-être mal interprétée, l'avait amené à supposer qu'Odette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui jette une première, puis une seconde, puis une troisième amarre, s'attacha solidement à ce moment de cinq heures du soir, puis à un autre, puis à un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses souffrances. Elles n'étaient que le souvenir, la perpétuation d'une souffrance qui lui était venue du dehors.
Mais là tout lui en apportait. Il voulut éloigner Odette de Forcheville, l'emmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait qu'elle était désirée par tous les hommes qui se trouvaient dans l'hôtel et qu'elle-même les désirait. Aussi lui qui jadis en voyage recherchait les gens nouveaux, les assemblées nombreuses, on le voyait sauvage, fuyant la société des hommes comme si elle l'eût cruellement blessé. Et comment n'aurait-il pas été misanthrope quand dans tout homme il voyait un amant possible pour Odette ? Et ainsi sa jalousie, plus encore que n'avait fait le goût voluptueux et riant qu'il avait eu d'abord pour Odette, altérait le caractère de Swann et changeait du tout au tout, aux yeux des autres, l'aspect même des signes extérieurs par lesquels ce caractère se manifestait. Du côté de chez Swann, II: UN AMOUR DE SWANN
lundi 29 octobre 2007: Je m'emballe, je 'emballe pour mon nouveau projet (un de plus). Pourtant je dois me rappeler ce que disaient les parents du narrateur au sujet de son camarade Bloch:
dimanche 28 octobre 2007: A la sortie de la messe, que l'on observe depuis la terrasse de la boulangerie où nous prenons notre café, Corinne me fait remarquer une jolie femme à grande natte, blonde comme le petit garçon vêtu d'un dufflecoat bleu marine qui joue avec elle: "elle est encore enceinte !" (vu la rondeur de son ventre, ça semble évident): "elle attend au moins son dixième enfant !" et pendant ce temps, Jacques me parle des prochaines élections municipales, où il espère se présenter.
- Oh ! ce n'est pas grave, ce n'est que la septième fois", dit le duc qui, ayant dû lui-même renoncer à la politique, aimait assez les insuccès électoraux des autres. "Il s'est consolé en voulant faire un nouvel enfant à sa femme.
- Comment ! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s'écria la princesse.
- Mais parfaitement, répondit la duchesse, c'est le seul arrondissement où le pauvre général n'a jamais échoué." Le côté de Guermantes, II, II
vendredi 26 octobre 2007: Ma nièce Lucie se fiance. Mon frère et ma belle-soeur donnent un grand dîner pour les proches, et je ne suis pas invitée: je me demande ce qu'il aurait fallu faire pour appartenir à ce petit clan des "proches", un des innombrables groupes qui forment la société française, et qui sont quasi-impénétrables.
jeudi 25 octobre 2007: J'ai lu dans le New York Times de mardi ( le mardi c'est le jour consacré aux articles scientifiques) un exposé sur les études concernant le sommeil, dont la fonction première semble être une organisation de la mémoire.
mardi 23 octobre 2007: Je suis en train de traduire un texte sur les amphétamines, et leur pouvoir à créer une dépendance psychologique, leur caractère de stupéfiant.
Il faut cependant faire cette réserve que les mesures du temps lui-même peuvent être pour certaines personnes accélérées ou ralenties. Par hasard j'avais rencontré dans la rue, il y avait quatre ou cinq ans, la vicomtesse de Saint-Fiacre (belle-fille de l'amie des Guermantes). Ses traits sculpturaux semblaient lui assurer une jeunesse éternelle. D'ailleurs, elle était encore jeune. Or je ne pus, malgré ses sourires et ses bonjours, la reconnaître en une dame aux traits tellement déchiquetés que la ligne du visage n'était pas restituable. C'est que depuis trois ans elle prenait de la cocaïne et d'autres drogues. Ses yeux profondément cernés de noir étaient presque hagards. Sa bouche avait un rictus étrange. Elle s'était levée, me dit-on, pour cette matinée, restant des mois sans quitter son lit ou sa chaise longue. Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent vite à une vieillesse prématurée. Le Temps retrouvé
samedi 20 octobre 2007: Hier c'était l'anniversaire d'Angie: elle m'a dit que dans le fond ce jour-là, quoique chargé de signification pour celui dont c'est l'anniversaire, n'avait rien d'intrinsèquement différent des autres jours qui le précèdent ou le suivent .
jeudi 18octobre 2007: J'ai rencontré, sans être vue ou reconnue, à Robinson, un ancien camarade de la faculté de pharmacie, qui avait à peine changé. En revanche, sa femme Marie-Blanche, que je me rappelle minaudeuse et jouant de sa beauté, ne ressemble plus à grand chose, je ne l'aurais jamais reconnue si elle était passée seule .
lundi 15 octobre 2007: j'ai l'intention de faire un tour chez Ikea, le marchand de meubles suédois.
Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois, en sapin ciré, qu'un violoniste de ce pays lui avait donné et qu'elle conservait, quoiqu'il rappelât la forme d'un escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens qu'elle avait, mais elle tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient l'habitude de lui faire de temps en temps, quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu'on s'en tînt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent; mais elle n'y réussissait pas et c'était chez elle une collection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de pjotiches, dans une accumulation de redites et un disparate d'étrennes.
De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et s'égayait de leurs "fumisteries", mais depuis l'accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait, sans fatigue ni risques pour elle, qu'elle riait aux larmes.
Du côté de chez Swann II
dimanche 14 octobre 2007: Mon fils James me dit que dans le film Apocalypse now, les Français rencontrés dans la jungle attribuent l'origine de l'expression "Un ange passe", à la première guerre mondiale: origine qui me parait douteuse. ça serait amusant de faire un livre d'étymologie fantaisiste:
MARCEL: Je serai d’autant plus content de la voir qu’elle m’avait promis un
ouvrage de l’ancien curé de Combray sur les noms de cette région-ci, et je vais pouvoir lui rappeler sa promesse. Je m’intéresse à ce prêtre et aussi aux étymologies.
BRICHOT : Ne vous fiez pas trop à celles qu’il indique ; l’ouvrage qui est à La Raspelière et que je me suis amusé à feuilleter ne me dit rien qui vaille ; il
fourmille d’erreurs. Je vais vous en donner un exemple. Le mot bricq entre dans la formation d’une quantité de noms de lieux de nos environs. Le brave ecclésiastique a eu
l’idée passablement biscornue qu’il vient de briga, hauteur, lieu fortifié. Pour en revenir au pays que nous avons le plaisir de traverser en ce moment avec vous,
Bricquebosc signifierait le bois de la hauteur, Bricquebec, où nous nous arrêterons dans un instant avant d’arriver à Maineville, la hauteur près du ruisseau. Or ce n’est pas du tout cela,
pour la raison que bricq est le vieux mot norois qui signifie tout simplement un pont. De même que fleur, que le protégé de Mme de Cambremer se donne une
peine infinie pour rattacher tantôt aux mots scandinaves floi, flo, tantôt aux mots irlandais ae et aer,fiord des
Danois et signifie port. De même l’excellent prêtre croit que la station de Saint-Martin-le-Vêtu, qui avoisine La Raspelière, signifie Saint-Martin-le-Vieux (vetus). Il est
certain que le mot de vieux a joué un grand rôle dans la toponymie de cette région. Vieux vient généralement de vadum et signifie gué,
comme au lieu-dit les Vieux. C’est ce que les Anglais appelaient ford (Oxford, Hereford). Mais dans le cas particulier, vieux vient non pas de vetus, mais de vastatus, lieu dévasté et nu. Quant à Saint-Mars, jadis (honni soit qui mal y pense !) Saint-Merd, c’est Saint-Medardus, Saint-Mard, Saint-Marc,
Cinq-Mars, et jusqu’à Dammas. Il ne faut du reste pas oublier que tout près d’ici, des lieux portant ce même nom de Mars attestent simplement une origine païenne (le dieu Mars) restée vivace
en ce pays, mais que le saint homme se refuse à reconnaître. Les hauteurs dédiées aux dieux sont en particulier fort nombreuses, comme la montagne de Jupiter (Jeumont). Votre curé n’en veut
rien voir et en revanche partout où le christianisme a laissé des traces, elles lui échappent. Votre curé fait venir les mots hon, home, holm, du mot holl
(hullus), colline, alors qu’il vient du norois, holm, île, que vous connaissez bien dans Stockholm, et qui dans tout ce pays-ci est si répandu : la Houlme,
Engohomme, Tahoume, Robehomme, Néhomme, Quettehou etc… ?
BRICHOT: Parfaitement, Néhomme c’est le ‘holm’, l’île ou presqu’île du fameux vicomte Nigel dont le nom est resté aussi dans Néville. Carquethuit et Clitourps dont vous me parlez sont pour le protégé de Mme de Cambremer l’occasion d’autres erreurs. Sans doute il voit bien que ‘carque’ c’est une église, la ‘Kirche’ des Allemands. Vous connaissez Querqueville, Carquebut, sans parler de Dunkerque. Car mieux vaudrait alors nous arrêter à ce fameux mot de ‘dun’ qui pour les Celtes signifiait une élévation. Et cela vous le retrouverez dans toute la France. Votre abbé s’hypnotise devant Duneville. Mais dans l’Eure-et-Loir il eût trouvé Chateaudun ; Dun-le-Roi dans le Cher, Duneau dans la Sarthe, Dun dans l’ Ariège, Dune-les-Places dans la Nièvre, etc, etc. Ce ‘dun’ lui fait commettre une curieuse erreur en ce qui concerne Douville où nous descendrons et où nous attendent les confortables voitures de Mme Verdurin. Douville, en latin ‘donvilla’, dit-il. En effet Douville est au pied de grandes hauteurs. Mais enfin l’abbé se trompe. Douville n’a jamais été Donville, mais Doville, ‘Eudonis villa’, the village d’Eudes. Douville s’appelait autrefois Escalecliff, l’escalier de la pente. Vers 1233, Eudes le Bouteiller, seigneur d’Escalecliff, partit pour la Terre Sainte; au moment de partir il fit remise de l’église à l’abbaye de Blanchelande. Il veut que la deuxième syllabe dérive de ‘clivus’, pente, alores qu’elle vient de ‘cliff’, rocher. Mais ses plus grosses bévues viennent moins de son ignorance que de ses préjugés. Si bon Français qu’on soit, faut-il nier l’évidence et prendre Saint-Laurent-en-Bray pour le prêtre romain si connu, alors qu’il s’agit de saint Lawrence O’ toole, archevêque de Dublin ? vous voyez que le petit livre que vous allez trouver à La Raspelière n’est pas des mieux faits.
MARCEL: A Combray le curé nous avait souvent appris des étymologies bien intéressantes!
BRICHOT: Il était probablement mieux sur son terrain, le voyage en Normandie l’aura dépaysé. MARCEL: Et ne l’aura pas guéri, car il était arrivé neurasthénique et est reparti rhumatisant. BRICHOT: Ah! C’est la faute à la neurasthénie. Il est tombé de la neurasthénie dans la philologie, comme eût dit mon bon maître Poquelin. Dites donc, Cottard, vous semble-t-il que la neurasthénie puisse avoir une influence fâcheuse sur la philologie, la philologie une influence calmante sur la neurasthénie, et la guérison de la neurasthénie conduire au rhumatisme ? COTTARD: Parfaitement, le rhumatisme et la neurasthénie sont deux formes vicarantes du neuro-arthritisme. On peut passer de l’une à l’autre par métastase.
samedi 13 octobre 2007: Pour son anniversaire Laurent a reçu un service de tasses à thé japonaises, classiques pour le thé vert, un peu comme des gobelets de terre. Et soudain je me suis demandée si Marcel, dans sa fameuse description, n'a pas confondu les bols japonais avec les bols chinois:
vendredi 12 octobre 2007: Samedi dernier j'ai donné un dîner "littéraire", c'est-à-dire que j'avais invité Henri et sa femme Mireille, qui étaient le centre d'intérêt au milieu de mon petit groupe de fidèles. On a (un peu) parlé bouquins, mais on a surtout bien ri. Sans imiter la morgue de M. de Charlus, juste son esprit de répartie:
MME VERDURIN: Dites donc, Charlus, (elle commençait à se familiariser) vous n’auriez pas dans votre faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait me servir de concierge?
CHARLUS: Mais si…mais si… (en souriant d’un air bonhomme) mais je ne vous le conseille pas.
MME VERDURIN: Pourquoi ? CHARLUS: Je craindrais pour vous que les visiteurs élégants n’allassent pas plus loin que la loge.
Sodome et Gomorrhe II, II
jeudi 11 octobre 2007: