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  le blog proustpourtous

Les réflexions d'une proustienne sur sa vie, et en quoi elle lui rappelle dans des épisodes du quotidien des passages de "A la recherche du temps perdu"

18 novembre: fête de la madeleine d'Albertine pour le lancement de PROUST ÉROTIQUE, on jouera au café de la Mairie

Publié le 17 Octobre 2021 par proust pour tous

 

Je propose une série de dialogues, sur fond d'érotisme, entre le narrateur et Albertine (et Françoise), que les participants pourront jouer, deux par deux (ou trois), tandis que BERNARD SOUPRE fera une aquarelle/dédicace de PROUST ÉROTIQUE (16 €, éditions du Palio) à ceux qui le désireront. Le livre pourra être acheté sur place, mais si vous êtes trop impatient, vous pouvez le commander dès à présent (sortie le 4 novembre). Si vous en êtes, faites-le moi savoir, si possible.

 

MARCEL-ALBERTINE

 

MARCEL (en monologue) se rappelle : il y avait une forme vivante que j'avais vue pour la première fois sur la plage de Balbec et qui maintenant n'existe non plus qu'à l'état de souvenir, c'est Albertine, foulant le sable, ce premier soir, indifférente à tous, et marine comme une mouette. Elle, je l'avais si vite aimée….

 

Vers 1894

 

1ère scène : Albertine, très jeune, avait appelé à l’aide lorsque Marcel avait essayé de l’embrasser

 

MARCEL : En me donnant ce petit crayon d’or, vous m’avez fait un grand plaisir, moins grand pourtant que celui que j'aurais eu si le soir où vous étiez venue coucher à l'hôtel vous m’aviez  permis de vous embrasser. Cela m'aurait rendu si heureux! qu'est-ce que cela pouvait vous faire? je suis étonné que vous me l'ayez refusé.                                                                                       

ALBERTINE : Ce qui m'étonne, c'est que vous trouviez cela étonnant. Je me demande quelles jeunes filles vous avez pu connaître pour que ma conduite vous ait surpris.

MARCEL : Je suis désolé de vous avoir fâchée, mais, même maintenant je ne peux pas vous dire que je trouve que j'ai eu tort. Mon avis est que ce sont des choses qui n'ont aucune importance, et je ne comprends pas qu'une jeune fille qui peut si facilement faire plaisir, n'y consente pas. Entendons-nous, je ne veux pas dire qu'une jeune fille puisse tout faire et qu'il n'y ait rien d'immoral. Ainsi, tenez, ces relations dont vous parliez l'autre jour à propos d'une petite qui habite Balbec et qui existeraient entre elle et une actrice, je trouve cela ignoble, tellement ignoble que je pense que ce sont des ennemis de la jeune fille qui auront inventé cela et que ce n'est pas vrai. Cela me semble improbable, impossible. Mais se laisser embrasser et même plus par un ami, puisque vous dites que je suis votre ami...

ALBERTINE : Vous l'êtes, mais j'en ai eu d'autres avant vous, j'ai connu des jeunes gens qui, je vous assure, avaient pour moi tout autant d'amitié. Hé bien, il n'y en a pas un qui aurait osé une chose pareille. Ils savaient la paire de calottes qu'ils auraient reçue. D'ailleurs ils n'y songeaient même pas, on se serrait la main bien franchement, bien amicalement, en bons camarades, jamais on n'aurait parlé de s'embrasser et on n'en était pas moins amis pour cela. Allez, si vous tenez à mon amitié, vous pouvez être content, car il faut que je vous aime joliment pour vous pardonner. Mais je suis sûre que vous vous fichez bien de moi. Avouez que c'est Andrée qui vous plaît. Au fond, vous avez raison, elle est beaucoup plus gentille que moi, et elle est ravissante ! Ah ! les hommes !

 

Vers 1902

 

2ème scène : Quelques années plus tard, Albertine passe chez Marcel

 

MARCEL : Imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout, vous pourriez me chatouiller pendant une heure que je ne le sentirais même pas.

ALBERTINE : Vraiment !

MARCEL : Je vous assure.

ALBERTINE : Voulez-vous que j'essaye ?

MARCEL: Si vous voulez, mais alors ce serait plus commode que vous vous étendiez tout à fait sur mon lit.

ALBERTINE : Comme cela ?

MARCEL : Non, enfoncez-vous.

ALBERTINE : Mais je ne suis pas trop lourde ?

Comme elle finit cette phrase la porte s'ouvre, et Françoise portant une lampe entre. Albertine n'a que le temps de se rasseoir sur la chaise. Françoise avait l'air de la « Justice éclairant le Crime ».

MARCEL (s’écriant) : Comment, déjà la lampe ? Mon Dieu que cette lumière est vive !

FRANCOISE : Faut-il que j'éteinde ?

ALBERTINE (à l’oreille de Marcel) :  Teigne ?

Françoise sort de la chambre.

FRANCOISE : (en murmurant dans son patois) poutana

Albertine se rassoit sur le lit du narrateur

MARCEL : Savez-vous ce dont j'ai peur, c'est que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas m'empêcher de vous embrasser.

ALBERTINE : Ce serait un beau malheur.

MARCEL : Si vraiment vous permettez que je vous embrasse, j'aimerais mieux remettre cela à plus tard et bien choisir mon moment. Seulement il ne faudrait pas que vous oubliiez alors que vous m'avez permis. Il me faut un « bon pour un baiser ».

ALBERTINE : Faut-il que je le signe ?

MARCEL : Mais si je le prenais tout de suite, en aurais-je un tout de même plus tard ?

ALBERTINE : Vous m'amusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps.

MARCEL : Dites-moi, encore un mot : vous savez, à Balbec, quand je ne vous connaissais pas encore, vous aviez souvent un regard dur, rusé ; vous ne pouvez pas me dire à quoi vous pensiez à ces moments-là ?

ALBERTINE : Ah ! je n'ai aucun souvenir.

MARCEL : Tenez, pour vous aider, un jour votre amie Gisèle a sauté à pieds joints par-dessus la chaise où était assis un vieux monsieur. Tâchez de vous rappeler ce que vous avez pensé à ce moment-là.

ALBERTINE : Gisèle était celle que nous fréquentions le moins, elle était de la bande si vous voulez, mais pas tout à fait. J'ai dû penser qu'elle était bien mal élevée et commune.

MARCEL : Ah ! c'est tout ?

(En aparté) : Enfin, n'y ayant pas réussi à Balbec, je vais savoir le goût de la rose inconnue que sont les joues d'Albertine.

MARCEL : et votre dîner, vous n’êtes pas pressée d’y aller ?

ALBERTINE : Mais ça ne fait rien du tout, voyons, j'ai tout mon temps. Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous êtes gentil.

MARCEL : mais il est tard, vous ne me croyez pas ?  

ALBERTINE : mais seulement depuis deux minutes et pour quelques heures.

MARCEL : Je vous crois toujours. Vous riez ?

ALBERTINE (tendrement) : Je ne ris pas, je vous souris. Quand est-ce que je vous revois ?

MARCEL : Puisque vous m'y autorisez, quand je pourrai je vous ferai chercher. Hélas ! ce sera à l'improviste, je ne sais jamais d'avance. Serait-ce possible que je vous fisse chercher le soir quand je serai libre ?

ALBERTINE : Ce sera très possible bientôt car j'aurai une entrée indépendante de celle de ma tante. Mais en ce moment c'est impraticable. En tout cas je viendrai à tout hasard demain ou après-demain dans l'après-midi. Vous ne me recevrez que si vous le pouvez.

 

 

Vers 1904

 

Un peu plus tard à Balbec, en fin de vacances.

ALBERTINE: Alors demain, re-Verdurin, vous n'oubliez pas que c'est vous qui venez me prendre.

MARCEL (assez sèchement) : « Oui, à moins que je ne « lâche », car je commence à trouver cette vie vraiment stupide. En tout cas, si nous y allons, pour que mon temps à la Raspelière ne soit pas du temps absolument perdu, il faudra que je pense à demander à Mme Verdurin quelque chose qui pourra m'intéresser beaucoup, être un objet d'études, et me donner du plaisir, car j'en ai vraiment bien peu cette année à Balbec. –

ALBERTINE : Ce n'est pas aimable pour moi, mais je ne vous en veux pas, parce que je sens que vous êtes nerveux. Quel est ce plaisir ?

MARCEL : Que Mme Verdurin me fasse jouer des choses d'un musicien dont elle connaît très bien les œuvres. Moi aussi j'en connais une, mais il paraît qu'il y en a d'autres et j'aurais besoin de savoir si c'est édité, si cela diffère des premières.

ALBERTINE : Quel musicien ?

MARCEL : Ma petite chérie, quand je t'aurai dit qu'il s'appelle Vinteuil, en seras-tu beaucoup plus avancée ?

ALBERTINE : Vous ne savez pas comme vous m'amusez. Non seulement cela me dit beaucoup plus que vous ne croyez, mais, même sans Mme Verdurin, je pourrai vous avoir tous les renseignements que vous voudrez. Vous vous rappelez que je vous ai parlé d'une amie plus âgée que moi, qui m'a servi de mère, de sœur, avec qui j'ai passé à Trieste mes meilleures années et que, d'ailleurs, je dois dans quelques semaines retrouver à Cherbourg, d'où nous voyagerons ensemble (c'est un peu baroque, mais vous savez comme j'aime la mer), hé, bien ! cette amie (oh ! pas du tout le genre de femmes que vous pourriez croire !), regardez comme c'est extraordinaire, est justement la meilleure amie de la fille de ce Vinteuil, et je connais presque autant la fille de Vinteuil. Je ne les appelle jamais que mes deux grandes sœurs. Je ne suis pas fâchée de vous montrer que votre petite Albertine pourra vous être utile pour ces choses de musique, où vous dites, du reste avec raison, que je n'entends rien.

MARCEL (en aparté) : Albertine amie de Mlle Vinteuil et de son amie, pratiquante professionnelle du Saphisme, c'est une « terra incognita » terrible où je viens d'atterrir, une phase nouvelle de souffrances insoupçonnées qui s'ouvrait. 

 

Albertine vit à présent chez le narrateur

ALBERTINE : C'est vrai ? C'est bien vrai ?

MARCEL (en aparté) : Certes, si elle avait dit comme une Odette : « C'est bien vrai ce gros mensonge-là ? » je ne m'en fusse pas inquiété, car le ridicule de la formule se fût expliqué par une stupide banalité d'esprit de femme. Mais son air interrogateur : « C'est vrai ? » donne, d'une part, l'étrange impression d'une créature qui ne peut se rendre compte des choses par elle-même, qui en appelle à votre témoignage, comme si elle ne possédait pas les mêmes facultés que vous. Si on lui disait « Voilà une heure que nous sommes partis », ou « Il pleut »,

ALBERTINE : C'est vrai ?

MARCEL (en aparté) : Il semblait plutôt que ces mots eussent été, dès sa nubilité précoce, des réponses à des : « Vous savez que je n'ai jamais trouvé une personne aussi jolie que vous » ; « Vous savez que j'ai un grand amour pour vous, que je suis dans un état d'excitation terrible ».

ALBERTINE : C'est vrai ? C'est bien vrai ?

MARCEL : Vous avez sommeillé plus d'une heure.

ALBERTINE : C'est vrai ?

Le temps passe.

MARCEL : Ah ! à propos, Albertine, est-ce que je rêve, est-ce que vous ne m'aviez pas dit que vous connaissiez Gilberte Swann ?

ALBERTINE : Oui, c'est-à-dire qu'elle m'a parlé au cours, parce qu'elle avait les cahiers d'histoire de France ; elle a même été très gentille, elle me les a prêtés et je les lui ai rendus aussitôt que je l'ai vue.

MARCEL : Est-ce qu'elle est du genre de femmes que je n'aime pas ?

ALBERTINE : Oh ! pas du tout, tout le contraire.

 

ON ENTEND LES BRUITS DU MARCHÉ PAR LA FENÊTRE

Ah le bigorneau, deux sous le bigorneau

Les escargots, ils sont frais, ils sont beaux On les vend six sous la douzaine... »

Tond les chiens, coupe les chats, les queues et les oreilles.

Habits, marchand d'habits, ha... bits » (avec la même pause entre les deux dernières syllabes d'habits que s'il eût entonné en plain-chant : « Per omnia saecula saeculo... rum)

À la tendresse, à la verduresse

Artichauts tendres et beaux

Arti... chauts

« Couteaux, ciseaux, rasoirs. » « Avez-vous des scies à repasser, v'là le repasseur »,: « Tam, tam, tam, c'est moi qui rétame, même le macadam, c'est moi qui mets des fonds partout, qui bouche tous les trous, trou, trou, trou »

« Amusez-vous, mesdames, v'là le plaisir. »

 

FRANÇOISE : Albertine demande si elle ne peut pas entrer chez vous.

MARCEL : Qu'elle vienne.

ALBERTINE (en entrant dans la chambre): Françoise m'a assuré que vous étiez éveillé et que je ne vous dérangerais pas. J'espère que je n'ai pas eu tort. Je craignais que vous ne me disiez : « Quel mortel insolent vient chercher le trépas ?

MARCEL : (sur le même ton de plaisanterie) : Est-ce pour vous qu'est fait cet ordre si sévère ? Quoique je serais furieux que vous me réveilliez.

ALBERTINE : Je sais, je sais, n'ayez pas peur », me dit Albertine. Et pour adoucir j'ajoutai, en continuant à jouer avec elle la scène d'Esther, tandis que dans la rue continuaient les cris rendus tout à fait confus par notre conversation :

MARCEL : Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce qui me charme toujours et jamais ne me lasse.

Albertine, vous vous méfiez de moi qui vous aime et vous avez confiance en des gens qui ne vous aiment pas (mentant) : Vous ne croyez pas au fond que je vous aime, c'est drôle. En effet je ne vous adore pas. `

ALBERTINE : Je ne me fie qu’à vous. Je sais bien que vous m’aimez.  

MARCEL : Je vous en prie, ma petite chérie, pas de haute voltige comme vous avez fait l'autre jour. Pensez, Albertine, s'il vous arrivait un accident !

ALBERTINE : Oh ! je sais bien que vous ne me survivriez pas quarante-huit heures, que vous vous tueriez. Cela ne vous gêne pas, tous ces bruits du dehors ? moi je les adore. Mais vous qui avez déjà le sommeil si léger !

MARCEL : Au contraire, ils me plaisent parce que je sais que vous les aimez.

– À la barque, les huîtres, à la barque.

ALBERTINE :  Oh ! des huîtres, j'en ai si envie !

À la crevette, à la bonne crevette, j'ai de la raie toute en vie, toute en vie. – Merlans à frire, à frire. – Il arrive le maquereau, (Marcel frémit) maquereau frais, maquereau nouveau.  Voilà le maquereau, mesdames, il est beau le maquereau. – À la moule fraîche et bonne, à la moule ! »

ALBERTINE :  Ah ! des moules, dit Albertine, j'aimerais tant manger des moules.

MARCEL : Mon chéri ! c'était pour Balbec, ici ça ne vaut rien ; d'ailleurs, je vous en prie, rappelez-vous ce que vous a dit Cottard au sujet des moules.

À la romaine, à la romaine !

On ne la vend pas, on la promène.

La Valence, la belle Valence, la fraîche orange: « Voilà d'beaux poireaux », « Huit sous mon oignon », « Voilà des carottes à deux ronds la botte.

ALBERTINE : Oh ! s'écria Albertine, des choux, des carottes, des oranges. Voilà rien que des choses que j'ai envie de manger. Faites-en acheter par Françoise. Elle fera les carottes à la crème. Et puis ce sera gentil de manger tout ça ensemble. Ce sera tous ces bruits que nous entendons, transformés en un bon repas.

ALBERTINE :  Ah ! je vous en prie, demandez à Françoise de faire plutôt une raie au beurre noir. C'est si bon !

MARCEL : – Ma petite chérie, c'est convenu, ne restez pas ; sans cela c'est tout ce que poussent les marchandes de quatre-saisons que vous demanderez.

ALBERTINE : C'est dit, je pars, mais je ne veux plus jamais pour nos dîners que des choses dont nous aurons entendu le cri. C'est trop amusant. Écoutez, je dis que je ne veux plus que les choses que nous aurons entendu crier, mais je fais naturellement des exceptions. Aussi il n'y aurait rien d'impossible à ce que je passe chez Rebattet commander une glace pour nous deux. Vous me direz que ce n'est pas encore la saison, mais j'en ai une envie !

MARCEL (en aparté) :  Qu’y a-t-il derrière les mots « il n'y aurait rien d'impossible. » C'est le jour où les Verdurin recevaient, et depuis que Swann leur avait appris que c'était la meilleure maison, c'était chez Rebattet qu'ils commandaient glaces et petits fours.

MARCEL :  Je ne fais aucune objection à une glace, mon Albertine chérie, mais laissez-moi vous la commander, je ne sais pas moi-même si ce sera chez Poiré-Blanche, chez Rebattet, au Ritz, enfin je verrai.

ALBERTINE (d’un air méfiant) : Vous sortez donc ?

MARCEL : Je sortirai peut-être, peut-être pas, vous savez bien que je ne fais jamais de projets d'avance. En tous les cas, les glaces ne sont pas une chose qu'on crie, qu'on pousse dans les rues, pourquoi en voulez-vous ?

ALBERTINE : Ce que j'aime dans ces nourritures criées, c'est qu'une chose entendue comme une rhapsodie change de nature à table et s'adresse à mon palais. Pour les glaces (car j'espère bien que vous ne m'en commanderez que prises dans ces moules démodés qui ont toutes les formes d'architecture possible), toutes les fois que j'en prends, temples, églises, obélisques, rochers, c'est comme une géographie pittoresque que je regarde d'abord et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en fraîcheur dans mon gosier.

(Marcel est attendri en constatant son influence sur la façon de parler de son amie) Mais tenez, même sans glaces, rien n'est excitant et ne donne soif comme les annonces des sources thermales. À Montjouvain, chez Mlle Vinteuil, il n'y avait pas de bon glacier dans le voisinage, mais nous faisions dans le jardin notre tour de France en buvant chaque jour une autre eau minérale gazeuse, comme l'eau de Vichy qui, dès qu'on la verse, soulève des profondeurs du verre un nuage blanc qui vient s'assoupir et se dissiper si on ne boit pas assez vite.

MARCEL : Je crois que…

ALBERTINE : Je vous ennuie, adieu, mon chéri.

FRANCOISE (grommelant): Cette fille-là ne vous causera que du chagrin.

 

Un peu plus tard.

MARCEL : Devinez d'où je viens ? de chez les Verdurin

ALBERTINE : Je m'en doutais.

MARCEL : Je ne savais pas que cela vous ennuierait que j'aille chez les Verdurin.

ALBERTINE : M'ennuyer ? Qu'est-ce que vous voulez que ça me fiche ? Voilà qui m'est équilatéral. Est-ce qu'ils ne devaient pas avoir Mlle Vinteuil ?

MARCEL (hors de lui) : Vous ne m'aviez pas dit que vous l'aviez rencontrée l'autre jour

ALBERTINE (d’un air rêveur) : Est-ce que je l'ai rencontrée ?

MARCEL (avec colère) : Du reste, lui dis-je avec colère, il y a bien d'autres choses que vous me cachez, même dans les plus insignifiantes, comme, par exemple, votre voyage de trois jours à Balbec ; je le dis en passant.

ALBERTINE : Vous voulez dire que ce voyage à Balbec n'a jamais eu lieu ? Bien sûr ! Et je me suis toujours demandé pourquoi vous avez fait celui qui y croyait. C'était pourtant bien inoffensif. Le mécanicien avait à faire pour lui pendant trois jours. Il n'osait pas vous le dire. Alors, par bonté pour lui (c'est bien moi ! et puis, c'est toujours sur moi que ça retombe ces histoires-là), j'ai inventé un prétendu voyage à Balbec. Il m'a tout simplement déposée à Auteuil, chez mon amie de la rue de l'Assomption, où j'ai passé les trois jours à me raser à cent sous l'heure. Vous voyez que c'est pas grave, il y a rien de cassé. J'ai bien commencé à supposer que vous saviez peut-être tout, quand j'ai vu que vous vous mettiez à rire à l'arrivée, avec huit jours de retard, des cartes postales. Je reconnais que c'était ridicule et qu'il aurait mieux valu pas de cartes du tout. Mais ce n'est pas ma faute. Je les avais achetées d'avance et données au mécanicien avant qu'il me dépose à Auteuil, et puis ce veau-là les a oubliées dans ses poches, au lieu de les envoyer sous enveloppe à un ami qu'il a près de Balbec et qui devait vous les réexpédier. Je me figurais toujours qu'elles allaient arriver. Lui s'en est seulement souvenu au bout de cinq jours et, au lieu de me le dire, le nigaud les a envoyées aussitôt à Balbec. Quand il m'a dit ça, je lui en ai cassé sur la figure, allez ! Vous préoccuper inutilement par la faute de ce grand imbécile, comme récompense de m'être cloîtrée pendant trois jours pour qu'il puisse aller régler ses petites affaires de famille. Je n'osais même pas sortir dans Auteuil de peur d'être vue. La seule fois que je suis sortie, c'est déguisée en homme, histoire de rigoler plutôt. Et ma chance, qui me suit partout, a voulu que la première personne dans les pattes de qui je me suis fourrée soit votre youpin d'ami Bloch. Mais je ne pense pas que ce soit par lui que vous ayez su que le voyage à Balbec n'a jamais existé que dans mon imagination, car il a eu l'air de ne pas me reconnaître.

MARCEL (souriant comme s’il n’était pas étonné, alors qu’il a un sentiment d’horreur) Mais ceci est une chose entre mille. Ainsi, tenez, vous saviez que Mlle Vinteuil devait venir chez Mme Verdurin, cet après-midi, quand vous êtes allée au Trocadéro.

ALBERTINE (rougissant) : Oui, je le savais

MARCEL : Pouvez-vous me jurer que ce n'était pas pour ravoir des relations avec elle que vous vouliez aller chez les Verdurin ?

ALBERTINE : Mais bien sûr que je peux vous le jurer. Pourquoi « ravoir », je n'en ai jamais eu, je vous le jure.

MARCEL : Pouvez-vous, du moins, me jurer que le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans votre désir d'aller à cette matinée des Verdurin ?

ALBERTINE : Non, cela je ne peux pas le jurer. Cela me faisait un grand plaisir de revoir Mlle Vinteuil.

MARCEL : Tenez, pas plus tard que ce soir chez les Verdurin, j'ai appris que ce que vous m'aviez dit sur Mlle Vinteuil...

ALBERTINE : Vous voulez dire que vous avez appris ce soir que je vous ai menti quand j'ai prétendu avoir été à moitié élevée par l'amie de Mlle Vinteuil. C'est vrai que je vous ai un peu menti. Mais je me sentais si dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique de ce Vinteuil que, comme une de mes camarades – ça c'est vrai, je vous le jure – avait été amie de l'amie de Mlle Vinteuil, j'ai cru bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j'avais beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que je vous ennuyais, que vous me trouviez bécasse ; j'ai pensé qu'en vous disant que ces gens-là m'avaient fréquentée, je pourrais très bien vous donner des détails sur les œuvres de Vinteuil, je prendrais un petit peu de prestige à vos yeux, que cela nous rapprocherait. Quand je vous mens, c'est toujours par amitié pour vous. Et il a fallu cette fatale soirée Verdurin pour que vous appreniez la vérité, qu'on a peut-être exagérée, du reste. Je parie que l'amie de Mlle Vinteuil vous aura dit qu'elle ne me connaissait pas. Elle m'a vue au moins deux fois chez ma camarade. Mais, naturellement, je ne suis pas assez chic pour des gens qui sont devenus si célèbres. Ils préfèrent dire qu'ils ne m'ont jamais vue.  

MARCEL : Mais, ma chérie, je vous donnerais bien volontiers quelques centaines de francs pour que vous alliez faire où vous voudriez la dame chic et que vous invitiez à un beau dîner M. et Mme Verdurin.

ALBERTINE : Grand merci ! dépenser un sou pour ces vieux-là, j'aime bien mieux que vous me laissiez une fois libre pour que j'aille me faire casser... (sa figure s'empourpre),

MARCEL : Qu'est-ce que vous dites, Albertine ?

ALBERTINE : Non rien, je m'endormais à moitié.

MARCEL : Mais pas du tout, vous êtes très réveillée.

ALBERTINE : Je pensais au dîner Verdurin, c'est très gentil de votre part.

MARCEL : Mais non, je parle de ce que vous avez dit. Voyons, mon chéri, ce n'est pas cela que vous voulez dire, sans quoi pourquoi vous seriez-vous arrêtée ?

ALBERTINE : Parce que je trouvais ma demande indiscrète.

MARCEL : Quelle demande ?

ALBERTINE : De donner un dîner.

MARCEL : Mais non, ce n'est pas cela, il n'y a pas de discrétion à faire entre nous.

ALBERTINE : Mais si, au contraire, il ne faut pas abuser des gens qu'on aime. En tous cas je vous jure que c'est cela.

MARCEL : Enfin, au moins ayez le courage de finir votre phrase, vous en êtes restée à casser...

ALBERTINE : Oh ! non, laissez-moi !

MARCEL : Mais pourquoi ?

ALBERTINE : Parce que c'est affreusement vulgaire, j'aurais trop de honte de dire ça devant vous. Je ne sais pas à quoi je pensais ; ces mots, dont je ne sais même pas le sens et que j'avais entendus, un jour dans la rue, dits par des gens très orduriers, me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni à moi ni à personne, je rêvais tout haut.

Marcel sent qu’il ne tirerait rien de plus d'Albertine. Et tout d'un coup deux mots atroces, lui reviennent :

« le pot ».

 

Plus tard

ALBERTINE : Ah ! c’est promis je ne vous reverrai jamais. Tout plutôt que de vous voir pleurer comme cela, mon chéri. Je ne veux pas vous faire de chagrin. Puisqu’il le faut, on ne se verra plus.

MARCEL : Ma petite Albertine, vous êtes bien gentille de me le promettre. Du reste, les premières années du moins, j'éviterai les endroits où vous serez. Vous ne savez pas si vous irez cet été à Balbec ? Parce que, dans ce cas-là, je m'arrangerais pour ne pas y aller.

ALBERTINE (d’un air préoccupé) : Je ne sais pas où j'irai. Peut-être j'irai en Touraine, chez ma tante.  Je ne peux pas me faire encore à l'idée que je ne verrai plus tout cela ni demain, ni après-demain, ni jamais. Pauvre petite chambre ! Il me semble que c'est impossible ; cela ne peut pas m'entrer dans la tête.

MARCEL : Il le fallait, vous étiez malheureuse ici.

ALBERTINE : Mais non, je n'étais pas malheureuse, c'est maintenant que je le serai.

MARCEL : Mais non, je vous assure, c'est mieux pour vous.

ALBERTINE : Pour vous peut-être ! Écoutez, Albertine, vous dites que vous êtes plus heureuse ici, que vous allez être malheureuse.

ALBERTINE : Bien sûr.

MARCEL : Cela me bouleverse ; voulez-vous que nous essayions de prolonger de quelques semaines ? Qui sait ? semaine par semaine, on peut peut-être arriver très loin ; vous savez qu'il y a des provisoires qui peuvent finir par durer toujours.

ALBERTINE : Oh ! ce que vous seriez gentil !

MARCEL : Seulement, alors c'est de la folie de nous être fait mal comme cela pour rien, pendant des heures ; c'est comme un voyage pour lequel on s'est préparé et puis qu'on ne fait pas. Je suis moulu de chagrin.

Marcel assoit Albertine sur ses genoux, prend le manuscrit du grand écrivain Bergotte qu'elle désirait tant, et écrit sur la couverture : « À ma petite Albertine, en souvenir d'un renouvellement de bail. »

MARCEL : Maintenant, allez dormir jusqu'à demain soir, ma chérie, car vous devez être brisée.

ALBERTINE : Je suis surtout bien contente.

MARCEL : M'aimez-vous un petit peu ?

ALBERTINE : Encore cent fois plus qu'avant.

Encore plus tard

FRANCOISE : J'étais bien ennuyée, que Monsieur sonne si tard aujourd'hui. Je ne savais pas ce que je devais faire. Ce matin, à huit heures, Mlle Albertine m'a demandé ses malles, j'osais pas y refuser, j'avais peur que Monsieur me dispute si je venais l'éveiller. J'ai eu beau la catéchismer, lui dire d'attendre une heure parce que je pensais toujours que Monsieur allait sonner ; elle n'a pas voulu, elle m'a laissé cette lettre pour Monsieur, et à neuf heures elle est partie.

MARCEL (le souffle coupé, tenant son cœur des deux mains): Ah ! très bien, vous avez bien fait naturellement de ne pas m'éveiller, laissez-moi un instant, je vais vous sonner tout à l'heure.

MARCEL (monologue) Mademoiselle Albertine est partie ! Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! Il y a un instant, en train de m'analyser, j'avais cru que cette séparation sans s'être revus était justement ce que je désirais, et comparant la médiocrité des plaisirs que me donnait Albertine à la richesse des désirs qu'elle me privait de réaliser, je m'étais trouvé subtil, j'avais conclu que je ne voulais plus la voir, que je ne l'aimais plus. Mais ces mots : « Mademoiselle Albertine est partie » venaient de produire dans mon cœur une souffrance telle que je ne pourrais pas y résister plus longtemps. Ainsi ce que j'avais cru n'être rien pour moi, c'était tout simplement toute ma vie. Comme on s'ignore ! 

 

FRANÇOISE : Oh ! Monsieur, Mademoiselle Albertine a oublié de prendre ses bagues, elles sont restées dans le tiroir. Je les ai trouvées en faisant sa chambre.

MARCEL : (après un instant de silence) Bien, cela ne vaut guère la peine de les lui renvoyer pour le peu de temps qu'elle doit être absente. Donnez-les-moi, je verrai.

FRANÇOISE : (en les remettant avec une certaine méfiance) Que Monsieur y fasse attention de ne pas les perdre, on peut dire qu'elles sont belles ! Je ne sais pas qui les lui a données, si c'est Monsieur ou un autre, mais je vois bien que c'est quelqu'un de riche et qui a du goût !

MARCEL : Ce n'est pas moi, et d'ailleurs ce n'est pas de la même personne que viennent les deux, l'une lui a été donnée par sa tante et elle a acheté l'autre.

FRANÇOISE : Pas de la même personne ! Monsieur veut rire, elles sont pareilles, sauf le rubis qu'on a ajouté sur l'une, il y a le même aigle sur les deux, les mêmes initiales à l'intérieur... (commençant à ébaucher un sourire qui ne quitta plus ses lèvres).

MARCEL : Comment, le même aigle ? Vous êtes folle. Sur celle qui n'a pas de rubis il y a bien un aigle, mais sur l'autre c'est une espèce de tête d'homme qui est ciselée.

FRANÇOISE : Une tête d'homme ? où Monsieur a vu ça ? Rien qu'avec mes lorgnons j'ai tout de suite vu que c'était une des ailes de l'aigle ; que Monsieur prenne sa loupe, il verra l'autre aile sur l'autre côté, la tête et le bec au milieu. On voit chaque plume. Ah ! c'est un beau travail.

(Marcel halète tandis que Françoise va chercher sa loupe, il la prend)

MARCEL : Montrez-moi l'aigle sur la bague au rubis.

FRANÇOISE : Regardez les ailes, stylisées de la même façon que dans l'autre bague, le relief de chaque plume, la tête. Et les inscriptions semblables, auxquelles, il est vrai, d'autres étaient jointes dans la bague au rubis. Et à l'intérieur des deux le chiffre d'Albertine. Mais cela m'étonne que Monsieur ait eu besoin de tout cela pour voir que c'était la même bague. Même sans les regarder de près on sent bien la même façon, la même manière de plisser l'or, la même forme. Rien qu'à les apercevoir j'aurais juré qu'elles venaient du même endroit. Ça se reconnaît comme la cuisine d'une bonne cuisinière.

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           MARCEL (en monologue) : Je laissai toute fierté vis-à-vis d'Albertine, je lui envoyai un télégramme désespéré lui demandant de revenir à n'importe quelles conditions, qu'elle ferait tout ce qu'elle voudrait, que je demandais seulement à l'embrasser une minute trois fois par semaine avant qu'elle se couche. Et elle eût dit une fois seulement, que j'eusse accepté une fois. Elle ne revint jamais. Mon télégramme venait de partir que j'en reçus un. Il était de Mme Bontemps.

 

« Mon pauvre ami, notre petite Albertine n'est plus, pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vous qui l'aimiez tant. Elle a été jetée par son cheval contre un arbre pendant une promenade. Tous nos efforts n'ont pu la ranimer. Que ne suis-je morte à sa place. » 

 

MARCEL JALOUX D’ALBERTINE MORTE

Vers 1905

Un autre télégramme, « Ai appris les choses les plus intéressantes. Ai plein de nouvelles pour prouver. Lettre suit. »

MARCEL (il a une lettre à la main) : Le lendemain vint une lettre dont l'enveloppe suffit à me faire frémir ; j'avais reconnu qu'elle était d'Aimé, car chaque personne même la plus humble, a sous sa dépendance ces petits êtres familiers, à la fois vivants et couchés dans une espèce d'engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que lui seul possède. « D'abord la petite blanchisseuse n'a rien voulu me dire, elle assurait que Mlle Albertine n'avait jamais fait que lui pincer le bras. Mais pour la faire parler je l'ai emmenée dîner, je l'ai fait boire. Alors elle m'a raconté que Mlle Albertine la rencontrait souvent au bord de la Loire, quand elle allait se baigner ; que Mlle Albertine, qui avait l'habitude de se lever de grand matin pour aller se baigner, avait l'habitude de la retrouver au bord de l'eau, à un endroit où les arbres sont si épais que personne ne peut vous voir, et d'ailleurs il n'y a personne qui peut vous voir à cette heure-là. Puis la blanchisseuse amenait ses petites amies et elles se baignaient et après, comme il faisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait dur même sous les arbres, elles restaient dans l'herbe à se sécher, à jouer, à se caresser. La petite blanchisseuse m'a avoué qu'elle aimait beaucoup à s'amuser avec ses petites amies, et que voyant Mlle Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec sa langue le long du cou et des bras, même sur la plante des pieds que Mlle Albertine lui tendait. La blanchisseuse se déshabillait aussi, et elles jouaient à se pousser dans l'eau ; là elle ne n'a rien dit de plus, mais, tout dévoué à vos ordres et voulant faire n'importe quoi pour vous faire plaisir, j'ai emmené coucher avec moi la petite blanchisseuse. Elle m'a demandé si je voulais qu'elle me fit ce qu'elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de bain. Et elle m'a dit : « Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette demoiselle, elle me disait : (ah ! tu me mets aux anges) et elle était si énervée qu'elle ne pouvait s'empêcher de me mordre. » J'ai vu encore la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très habile. »

ÉPILOGUE

Vers 1920

MARCEL (en monologue) : Quand j'aimais Albertine, je m'étais bien rendu compte qu'elle ne m'aimait pas et j'avais été obligé de me résigner à ce qu'elle me fît seulement connaître ce que c'est qu'éprouver de la souffrance, de l'amour, et même, au commencement, du bonheur. Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés, peut-être pour une autre raison encore que toutes celles que je donne ici, et qui est que penser d'une façon générale, qu'écrire, est pour l'écrivain une fonction saine et nécessaire dont l'accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l'exercice, la sueur et le bain. À vrai dire, contre cela je me révoltais un peu. J'avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l'art, j'avais beau, d'autre part, n'être pas plus capable de l'effort de souvenir qu'il m'eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand'mère, je me demandais si tout de même une œuvre d'art dont elles ne seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement. L'imagination, la pensée, peuvent être des machines admirables en soi, mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en marche. Aussi, quand Françoise, voyant Albertine entrer, par toutes les portes ouvertes, chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait : « Ah ! si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur ! » j'avais peut-être tort de trouver qu'elle parlait sagement. 

 

Dernière scène, Françoise seule

 

FRANÇOISE (à Marcel) : Tous les gens qui vous écoutent, tous ces gens-là, vous n'avez pas assez de méfiance, c'est des copiateurs. Et vos paperoles sont toutes rongées. C'est tout mité, regardez, c'est malheureux, voilà un bout de page qui n'est plus qu'une dentelle, et (l'examinant comme un tailleur) – je ne crois pas que je pourrai la refaire, c'est perdu. C'est dommage, c'est peut-être vos plus belles idées. Comme on dit à Combray, il n'y a pas de fourreurs qui s'y connaissent aussi bien comme les mites. Elles se mettent toujours dans les meilleures étoffes.

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