Le soldat boche
Quels documents pour l'histoire future, quand les gaz asphyxiants analogues à ceux qu'émettait le Vésuve et des écroulements comme ceux qui ensevelirent Pompéi garderont intactes toutes les dernières imprudentes qui n'ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues. D'ailleurs, n'est-ce pas déjà, depuis un an, Pompéi par fragments, chaque soir, que ces gens se sauvant dans les caves, non pas pour en rapporter quelque vieille bouteille de Mouton Rothschild ou de Saint-Émilion, mais pour cacher avec eux ce qu'ils ont de plus précieux, comme les prêtres d'Herculanum surpris par la mort au moment où ils emportaient les vases sacrés. C'est toujours l'attachement à l'objet qui amène la mort du possesseur. Paris, lui, ne fut pas, comme Herculanum, fondé par Hercule. Mais que de ressemblances s'imposent ! et cette lucidité qui nous est donnée n'est pas que de notre époque, chacune l'a possédée. Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu'elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé sur les murs d'une des maisons de Pompéi cette inscription révélatrice : « Sodoma, Gomora. » Je ne sais si ce fut ce nom de Sodome et les idées qu'il éveilla en lui, soit celle du bombardement, qui firent que M. de Charlus leva un instant les yeux au ciel, mais il les ramena bientôt sur la terre. « J'admire tous les héros de cette guerre, dit-il. Tenez, mon cher, les soldats anglais que j'ai un peu légèrement considérés au début de la guerre comme de simples joueurs de football assez présomptueux pour se mesurer avec des professionnels – et quels professionnels ! – hé bien, rien qu'esthétiquement ce sont des athlètes de la Grèce, vous entendez bien, de la Grèce, mon cher, ce sont les jeunes gens de Platon, ou plutôt des Spartiates. J'ai un ami qui est allé à Rouen où ils ont leur camp, il a vu des merveilles, de pures merveilles dont on n'a pas idée. Ce n'est plus Rouen, c'est une autre ville. Évidemment il y a aussi l'ancien Rouen, avec les Saints émaciés de la cathédrale. Bien entendu, c'est beau aussi, mais c'est autre chose. Et nos poilus ! je ne peux pas vous dire quelle saveur je trouve en nos poilus, aux petits Parigots, tenez, comme celui qui passe là, avec son air dessalé, sa mine éveillée et drôle. Il m'arrive souvent de les arrêter, de faire un brin de causette avec eux, quelle finesse, quel bon sens ! et les gars de province, comme ils sont amusants et gentils avec leur roulement d'r et leur jargon patoiseur !... Moi, j'ai toujours beaucoup vécu à la campagne, couché dans les fermes, je sais leur parler, mais notre admiration pour les Français ne doit pas nous faire déprécier nos ennemis, ce serait nous diminuer nous-mêmes. Et vous ne savez pas quel soldat est le soldat allemand, vous ne l'avez pas vu comme moi défiler au pas de parade, au pas de l'oie, « unter den Linden ». En revenant à l'idéal de virilité qu'il m'avait esquissé à Balbec et qui avec le temps avait pris chez lui une forme philosophique, usant, d'ailleurs, de raisonnements absurdes, qui par moments, même quand il venait d'être supérieur, laissaient voir la trame trop mince du simple homme du monde, bien qu'homme du monde intelligent : « Voyez-vous, me dit-il, le superbe gaillard qu'est le soldat boche est un être fort, sain, ne pensant qu'à la grandeur de son pays, « Deutschland über alles », ce qui n'est pas si bête, et tandis qu'ils se préparaient virilement, nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme. » TR