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Se faire casser le pot
[Albertine] « Grand merci ! dépenser un sou pour ces vieux-là, j'aime bien mieux que vous me laissiez une fois libre pour que j'aille me faire casser... » Aussitôt dit sa figure s'empourpra, elle eut l'air navré, elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer les mots qu'elle venait de dire et que je n'avais pas du tout compris. « Qu'est-ce que vous dites, Albertine ? – Non rien, je m'endormais à moitié. – Mais pas du tout, vous êtes très réveillée. – Je pensais au dîner Verdurin, c'est très gentil de votre part. – Mais non, je parle de ce que vous avez dit. » […] Je ne cessai pas d'insister. « Enfin, au moins ayez le courage de finir votre phrase, vous en êtes restée à casser... – Oh ! non, laissez-moi ! – Mais pourquoi ? – Parce que c'est affreusement vulgaire, j'aurais trop de honte de dire ça devant vous. Je ne sais pas à quoi je pensais ; ces mots, dont je ne sais même pas le sens et que j'avais entendus, un jour dans la rue, dits par des gens très orduriers, me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni à moi ni à personne, je rêvais tout haut. » […] Pendant qu'elle me parlait, se poursuivait en moi, dans le sommeil fort vivant et créateur de l'inconscient (sommeil où achèvent de se graver les choses qui nous effleurèrent seulement, où les mains endormies se saisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque-là), la recherche de ce qu'elle avait voulu dire par la phrase interrompue dont j'aurais voulu savoir quelle eût été la fin. Et tout d'un coup deux mots atroces, auxquels je n'avais nullement songé, tombèrent sur moi : « le pot ». Je ne peux pas dire qu'ils vinrent d'un seul coup, comme quand, dans une longue soumission passive à un souvenir incomplet, tout en tâchant doucement, prudemment, de l'étendre, on reste plié, collé à lui. Non, contrairement à ma manière habituelle de me souvenir, il y eut, je crois, deux voies parallèles de recherche : l'une tenait compte non pas seulement de la phrase d'Albertine, mais de son regard excédé quand je lui avais proposé un don d'argent pour donner un beau dîner, un regard qui semblait dire : « Merci, dépenser de l'argent pour des choses qui m'embêtent, quand, sans argent, je pourrais en faire qui m'amusent ! » Et c'est peut-être le souvenir de ce regard qu'elle avait eu qui me fit changer de méthode pour trouver la fin de ce qu'elle avait voulu dire. Jusque-là je m'étais hypnotisé sur le dernier mot : « casser », elle avait voulu dire casser quoi ? Casser du bois ? Non. Du sucre ? Non. Casser, casser, casser. Et tout à coup, le regard qu'elle avait eu au moment de ma proposition qu'elle donnât un dîner me fit rétrograder aussi dans les mots de sa phrase. Et aussitôt je vis qu'elle n'avait pas dit « casser », mais « me faire casser ». Horreur ! c'était cela qu'elle aurait préféré. La prisonnière