
Faire un tour en barque et « autre chose itou »
« Oui, dit-il, je n'ai plus vingt-cinq ans et j'ai déjà vu changer bien des choses autour de moi, je ne reconnais plus ni la société où les barrières sont rompues, où une cohue, sans élégance et sans décence, danse le tango jusque dans ma famille, ni les modes, ni la politique, ni les arts, ni la religion, ni rien. Mais j'avoue que ce qui a encore le plus changé, c'est ce que les Allemands appellent l'homosexualité. Mon Dieu, de mon temps, en mettant de côté les hommes qui détestaient les femmes, et ceux qui, n'aimant qu'elles, ne faisaient autre chose que par intérêt, les homosexuels étaient de bons pères de famille et n'avaient guère de maîtresses que par couverture. J'aurais eu une fille à marier que c'est parmi eux que j'aurais cherché mon gendre si j'avais voulu être assuré qu'elle ne fût pas malheureuse. Hélas ! tout est changé. Maintenant ils se recrutent aussi parmi les hommes qui sont les plus enragés pour les femmes. Je croyais avoir un certain flair, et quand je m'étais dit : sûrement non, n'avoir pas pu me tromper. Eh bien j'en donne ma langue aux chats. Un de mes amis, qui est bien connu pour cela, avait un cocher que ma belle-sœur Oriane lui avait procuré, un garçon de Combray qui avait fait un peu tous les métiers, mais surtout celui de retrousseur de jupons, et que j'aurais juré aussi hostile que possible à ces choses-là. Il faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec deux femmes qu'il adorait, sans compter les autres, une actrice et une fille de brasserie. Mon cousin le prince de Guermantes, qui a justement l'intelligence agaçante des gens qui croient tout trop facilement, me dit un jour : « Mais pourquoi est-ce que X... ne couche pas avec son cocher ? Qui sait si ça ne lui ferait pas plaisir à Théodore (c'est le nom du cocher) et s'il n'est même pas très piqué de voir que son patron ne lui fait pas d'avances ? » Je ne pus m'empêcher d'imposer silence à Gilbert ; j'étais énervé à la fois de cette prétendue perspicacité qui, quand elle s'exerce indistinctement, est un manque de perspicacité, et aussi de la malice cousue de fil blanc de mon cousin qui aurait voulu que notre ami X... essayât de se risquer sur la planche pour, si elle était viable, s'y avancer à son tour. – Le prince de Guermantes a donc ces goûts ? demanda Brichot avec un mélange d'étonnement et de malaise. – Mon Dieu, répondit M. de Charlus ravi, c'est tellement connu que je ne crois pas commettre une indiscrétion en vous disant que oui. Eh bien, l'année suivante, j'allai à Balbec, et là j'appris, par un matelot qui m'emmenait quelquefois à la pêche, que mon Théodore, lequel, entre parenthèses, a pour sœur la femme de chambre d'une amie de Mme Verdurin, la baronne Putbus, venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre, avec un toupet d'enfer, pour aller faire un tour en barque et « autre chose itou ». » Ce fut à mon tour de demander si le patron dans lequel j'avais reconnu le Monsieur qui, à Balbec, jouait aux cartes toute la journée avec sa maîtresse, et qui était le chef de la petite Société des quatre amis, était comme le prince de Guermantes. « Mais, voyons, c'est connu de tout le monde, il ne s'en cache même pas. – Mais il avait avec lui sa maîtresse. – Eh bien, qu'est-ce que ça fait ? sont-ils naïfs, ces enfants ? me dit-il d'un ton paternel, sans se douter de la souffrance que j'extrayais de ses paroles en pensant à Albertine. Elle est charmante, sa maîtresse. – Mais alors ses trois amis sont comme lui. – Mais pas du tout, s'écria-t-il en se bouchant les oreilles comme si, en jouant d'un instrument, j'avais fait une fausse note. Voilà maintenant qu'il est à l'autre extrémité. Alors on n'a plus le droit d'avoir des amis ? Ah ! la jeunesse, ça confond tout. Il faudra refaire votre éducation, mon enfant. La prisonnière
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au théâtre de l'oeuvre à Paris, dimanche 15 décembre, 17 h
A table avec Marcel Proust ! lu par Xavier Gallais, le dimanche 15 décembre 2019 à 17 h au théâtre de l'Oeuvre, 55 rue de Clichy, 75009 Paris
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