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  le blog proustpourtous

Les réflexions d'une proustienne sur sa vie, et en quoi elle lui rappelle dans des épisodes du quotidien des passages de "A la recherche du temps perdu"

VIVRE EN MÉTAPHORES: une madeleine peu calorique; LIVE IN METAPHORS: a noncaloric madeleine

Publié le 7 Février 2018 par proust pour tous

Ce matin je me suis versé un verre d'eau au robinet de la cuisine. J'avais soif, et malgré ma surprise à la première gorgée de sentir que je buvais de l'eau chaude, une très agréable sensation m'envahit. Je n'eus pas à refaire la manoeuvre pour que devant moi surgisse de mon passé à Boston, une très chère amie, disparue aujourd'hui, qui avait à l'époque entre 65 et 70 ans. C'était la première fois que nous prenions le thé, dans ce salon qui réunissait régulièrement les "femmes françaises de Harvard", et Françoise Barkley, c'était son nom, demanda à ne boire que de l'eau chaude. Je me souviens m'être dit alors: "il faut être sans doute très vieux pour aimer le thé sans infusion", et ce matin, ayant atteint l'âge qu'avait Françoise, cette eau sans goût mais non sans saveur m'a été offerte par le hasard comme une madeleine douce-amère.

L'être qui était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j'avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l'assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l'inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l'essence des choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l'observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération d'un passé que l'intelligence lui dessèche, dans l'attente d'un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité, ne conservant d'eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine, qu'elle leur assigne. Mais qu'un bruit déjà entendu, qu'une odeur respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l'était pas autrement, s'éveille, s'anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l'homme affranchi de l'ordre du temps. Le Temps retrouvé

 

100 MÉTAPHORES DE MARCEL PROUST 

 

This morning, as I was thirsty, I served myself a glass of tap water. And, although I was surprised by the fact that the water was warm, a very pleasant sensation overwhelmed me. I had not to repeat the maneuver to see, springing from my memory of my past in Boston, a very dear friend, who has passed away, and was then around 65. It was the first time that we were having tea in a salon organized for the "femmes françaises de Harvard" and Françoise Barkley, my friend, asked for hot water only. I remember to have said to myself then: one must be really old to like tea without tea, and this morning, having reached the age of Françoise at the time, this water, tasteless but savory, was offered to me by chance, as a bittersweet madeleine. 

 

When, with such a shudder of happiness, I heard the sound common, at once, to the spoon touching the plate, to the hammer striking the wheel, to the unevenness of the paving-stones in the courtyard of the Guermantes’ mansion and the Baptistry of St. Mark’s, it was because that being within me can only be nourished on the essence of things and finds in them alone its subsistence and its delight. It languishes in the observation by the senses of the present sterilised by the intelligence awaiting a future constructed by the will out of fragments of the past and the present from which it removes still more reality, keeping that only which serves the narrow human aim of utilitarian purposes. But let a sound, a scent already heard and breathed in the past be heard and breathed anew, simultaneously in the present and in the past, real without being actual, ideal without being abstract, then instantly the permanent and characteristic essence hidden in things is freed and our true being which has for long seemed dead but was not so in other ways awakes and revives, thanks to this celestial nourishment. An instant liberated from the order of time has recreated in us man liberated from the same order, so that he should be conscious of it.  Time Regained

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D
Espère toujours que tu viendras lire Proust à Poligny...;)
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