
La Vivonne, photo de Marcelita Swann
La semaine dernière j'ai rencontré lors d'une représentation de mon Duetto un proustien enthousiaste, Davis Orbach, qui m'a envoyé un article qu'il avait écrit sur le style poétique de Proust, eh bien le voici, une merveille qui m'éclaire un peu davantage sur la "révélation" que j'ai ressentie à la lecture de La Recherche. Je connais beaucoup d'amateurs du style de Proust qui me parlent de sa poésie, et grâce à cet article, je comprends mieux ce qu'ils veulent dire:
un extrait:
Pour ceux qui souhaitent comprendre les mécanismes de construction de la beauté poétique, beauté qui ne peut être le fruit du hasard, nous nous proposons d’en exposer un ici, en choisissant l’oeuvre d’un monstre : Marcel Proust.
D’où vient la beauté de la Recherche ? Comment son auteur a-t-il construit techniquement son écriture afin de rendre à la fois physique la joie exprimée par le sens poétique de certains passages de son texte, et d’en préserver en même temps le mystère ?
Un passage décrivant le style de Bergotte au sein même de l’œuvre, nous le dit :
A un point de vue plus accessoire, la façon spéciale, un peu trop minutieuse et intense, qu’il avait de prononcer certains mots, certains adjectifs qui revenaient souvent dans sa conversation et qu’il ne disait pas sans une certaine emphase, faisant ressortir toutes leurs syllabes et chanter la dernière (comme pour le mot "visage" qu’il substituait toujours au mot "figure" et à qui il ajoutait un grand nombre de v, d’ s, de g, qui semblaient tous exploser de sa main ouverte à ces moments), correspondait exactement à la belle place où dans sa prose il mettait ces mots aimés en lumière, précédés d’une sorte de marge et composés de telle façon dans le nombre total de la phrase, qu’on était obligé, sous peine de faire une faute de mesure, d’y faire compter toute leur "quantité". (c’est nous qui soulignons)
À la lumière de ce passage, Bergotte travaille donc les syllabes et les consonnes pour obtenir ses effets. Proust fait-il de même ? Appliquons directement son propos sur ses propres textes, les plus forts, ceux où la sensation est la plus extraordinaire et attachons-nous à écouter les sons comme s’il s’agissait d’un poème.
Les carafes dans la Vivonne
Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois "contenant" aux flancs transparents comme une eau durcie, et "contenu" plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir.
Isolons un extrait de ce morceau de bravoure de Marcel Proust :
à la fois "contenant" aux flancs transparents comme une eau durcie, et "contenu" plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant,
Observons la première partie de cette phrase.
/à la fois "contenant" /aux flancs/ transparents/ comme une eau durcie/
Chaque mot, sauf le dernier, se termine par une syllabe commune en "-an" /ã/ et donc rime comme s’il s’agissait d’un poème.
Mais il manque quelque chose car la dernière syllabe "eau durcie (1) " ne rime pas. Elle crée une surprise sonore en finissant en /i/ (durcie). Nous attendons donc un mot rimant avec le reste et c’est son absence qui engendre la sensation "délicieuse et irritante" du mot que l’on a sur le bout de la langue.
Proust a donc bien, comme Bergotte, fait "ressortir toutes leurs syllabes et chanter la dernière"
Mais ce mot manquant devant se finir en "-an" et remplacé par "durcie" dans "eau durcie", quel est-il ?
Il doit être très fréquent pour que nous puissions tous songer au même. Après "eau" c’est bien évidemment "courante", expression très populaire de notre langue, qui surgit. C’est un lieu commun verbal. Le délice de la sensation vient de ce qu’à la fois nous pensons à "eau courante" parce que la suite de syllabes rimant en "-an" nous y force, et qu’en même temps, Proust nous oblige à lire "eau durcie".
Le travail de Proust est donc de réaliser un "à peu-près" de langage afin de nous donner physiquement la sensation "délicieuse et irritante" du mot que l’on a sur le bout de la langue. Cette approximation de la rime n’est pas un défaut d’écrivain essayant de faire des vers sans y arriver : C’est le fondement même de son esthétique. Car c’est elle qui, par l’offrande non comblée de ce mot en suspens, fait naître le désir.
Et c’est ici que le sens rejoint le son de l’écriture, car l’adjectif "courante" s’applique très bien à la rivière. L’écrivain a donc magnifiquement mélangé les carafes à la rivière, par le son, comme le texte nous le raconte par le sens en s’appuyant sur l’expression métonymique classique, disons même générique " boire un verre".
La portion de phrase suivante :
"contenu" plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant,
De la même manière et même si c’est moins net que dans l’exemple précédent, nous pensons que "cristal liquide et courant" remplace le mot absent "cristallisé" qui rimerait alors avec "plongé".
"contenu" plongé/ dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant,
Le terme "cristallisé" convient parfaitement aux carafes dont les parois transparentes ressemblent à de l’eau cristallisée. Observez maintenant la très stricte correspondance des quatre termes que nous venons de découvrir :
eau courante <> cristal liquide et courant
cristallisé <> eau durcie
Horizontalement, les termes s’associent par leur sens et par leur rime : l’eau durcie est comme cristallisée, l’eau courante est comme un cristal liquide et courant. La rime entre "durcie" et "cristallisé" est évidemment approximative - Proust n’a pas fait un poème ( c’est un à-peu-près) mais elle est réelle "cie" et "sé" sont tous deux très brefs et phonétiquement proches .
Verticalement, les termes s’opposent par leur sens et leur rime : l’eau courante n’est pas cristallisée, l’eau durcie n’est pas liquide et courante.
En diagonal, les termes se lient par leurs remplaçants : "eau durcie" (écrit dans le texte) remplace "eau courante" (suggéré par la rime), "cristal liquide et courant" (écrit dans le texte) remplace "cristallisé" (suggéré par la rime).
Si Marcel Proust a bien construit son texte comme nous venons de le décrire nous devrions retrouver dans d’autres endroits les mêmes effets. C’est ce que nous allons démontrer maintenant en étudiant le texte le plus brillant de la Recherche :
La couleur orangée........ voir tout l'article
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J'adore les proustiens ! ils se retrouveront avec un texte de leur choix (5 mn max) au café de la Mairie, place St Sulpice, 1er étage, le 4ème mercredi du mois, le 25 octobre, ou pour ceux qui ne peuvent pas le jeudi 19 octobre.
On y parlera de poésie....
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