Il y a 35 ans, quand on me demandait quel était mon livre préféré je répondais "Le portrait de Dorian Gray" d'Oscar Wilde (c'était bien avant que je ne lise "la recherche"). Ce conte moral et précieux avait perdu tout son attrait, à la relecture, et je n'y pensais plus que comme un amour de jeunesse. Jusqu'à samedi soir où, à la fin d'un concert particulièrement réussi, organisé par "La dive note", qui est comme "Textes et voix" une association très dynamique et qui défend les belles lettres et la belle musique, un verre à la main dans ce délicieux petit jardin, j'entendis un homme très sympathique me dire: "On se connaît!" et tout me revint, un décor qui se plante sur cette cour, le salon du mercredi que je tenais à l'époque... une madeleine provoquée par ce "On se connaît!". En fait, cet ami d'autrefois, et sa femme qui l'accompagnait, m'avaient reconnue à la voix! moi qui pensais avoir si peu changé, qui, parmi tous les visages vieillissants qui m'entourent, pensais avoir été épargnée par le temps, un Dorian Gray avant qu'il ne découvre son portrait remisé dans le grenier, je venais d'être reconnue à la voix! Dorian Gray, Oscar Wilde, je vous déteste:
Je retrouvai là un de mes anciens camarades que, pendant dix ans, j'avais vu presque tous les jours. On demanda à nous représenter. J'allai donc à lui et il me dit d'une voix que je reconnus très bien : « C'est une bien grande joie pour moi après tant d'années. » Mais quelle surprise pour moi ! Cette voix semblait émise par un phonographe perfectionné, car si c'était celle de mon ami, elle sortait d'un gros bonhomme grisonnant que je ne connaissais pas, et dès lors il me semblait que ce ne pût être qu'artificiellement, par un truc de mécanique, qu'on avait logé la voix de mon camarade sous ce gros vieillard quelconque. Pourtant je savais que c'était lui, la personne qui nous avait présentés, après si longtemps, l'un à l'autre n'avait rien d'un mystificateur. Lui-même me déclara que je n'avais pas changé, et je compris ainsi qu'il ne se croyait pas changé. Alors je le regardai mieux. Et, en somme, sauf qu'il avait tellement grossi, il avait gardé bien des choses d'autrefois. Pourtant je ne pouvais comprendre que ce fût lui. Alors j'essayai de me rappeler. Il avait dans sa jeunesse des yeux bleus, toujours riants, perpétuellement mobiles, en quête évidemment de quelque chose à quoi je n'avais pensé et qui devait être fort désintéressé, la vérité sans doute, poursuivie en perpétuelle incertitude, avec une sorte de gaminerie, de respect errant pour tous les amis de sa famille. Or, devenu homme politique influent, capable, despotique, ces yeux bleus qui, d'ailleurs, n'avaient pas trouvé ce qu'ils cherchaient s'étaient immobilisés, ce qui leur donnait un regard pointu, comme sous un sourcil froncé. Aussi l'expression de gaîté, d'abandon, d'innocence s'était-elle changée en une expression de ruse et de dissimulation. Décidément il me semblait que c'était quelqu'un d'autre, quand tout d'un coup j'entendis, à une chose que je disais, son rire, son fou rire d'autrefois, celui qui allait avec la perpétuelle mobilité gaie du regard. Des mélomanes trouvent qu'orchestrée par X la musique de Z devient absolument différente. Ce sont des nuances que le vulgaire ne saisit pas, mais un fou rire étouffé d'enfant, sous un oeil en pointe comme un crayon bleu bien taillé, quoique un peu de travers, c'est plus qu'une différence d'orchestration. Le rire cessé, j'aurais bien voulu reconnaître mon ami, mais comme, dans l'Odyssée, Ulysse s'élançant sur sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d'obtenir d'une apparition une réponse qui l'identifie, comme le visiteur d'une exposition d'électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée ne soit tout de même spontanément émise par une personne, je cessai de reconnaître mon ami. Le Temps retrouvé
35 years ago, when I was asked which book was my favorite, I always answered "The Picture of Dorian Gray" by Oscar Wilde (it was long before I discovered "The Search"). This moral and precious tale had lost all its attraction for me and I was thinking of it just as a love from my youth. Until last Saturday night, at the end of a very successfull concert, presented by "La dive note" - a dynamic organization which, with "Textes et voix" une association très dynamique defend good music and good writing - glass in hand in that delicious little garden, I heard an attractive man: "We know each other!", and all came back, a madeleine planted on that yard, the Wednesday salon that I was hosting at this time of my life (already). In fact that man and his wife had recognised my voice! I, who thought that time had spared me compared to all aging faces who surround me, I, a Dorian Gray before the discovery of his lost portrait, I had been recognized because of my voice! Dorian Gray, Oscar Wilde, I hate you: