Cathédrale d'Amiens: portail occidental central du "beau dieu"
Il y a maintenant plusieurs années, je suis allée passer un week-end avec Jules à Amiens, dans le but de visiter sa cathédrale en suivant ce que Proust en avait écrit. A l'époque les yeux de Jules, son sourire (j'en passe et des meilleures) m'intéressaient plus que les bas-reliefs qui ornent l'édifice si majestueux. Il est donc temps d'y retourner avec non seulement un regard plus concentré sur l'édifice, mais cette fois-ci en suivant le texte de la préface que Proust avait écrite pour sa traduction de la BIBLE D'AMIENS de John Ruskin, hautement recommandée par notre proustien-voyageur, Claude Witzaele. Et où dans l'extrait que j'ai choisi, on pense déjà à la "charité Giotto", la fille de cuisine qui accouchera dans la douleur et le dédain de Françoise! Pourtant durant la visite je ne manquerai pas de m'intéresser à ce qu'en dira Jules, et me concentrerai sur son ramage plutôt que son plumage.
Mais il est temps d'arriver à ce que Ruskin appelle plus particulièrement la Bible d'Amiens, au Porche Occidental. Bible est pris ici au sens propre, non au sens figuré. Le porche d'Amiens n'est pas seulement, dans le sens vague où l'aurait pris Victor Hugo 11, un livre de pierre, une Bible de pierre: c'est «la Bible» en pierre. Sans doute, avant de le savoir, quand vous voyez pour la première fois la façade occidentale d'Amiens, bleue dans le brouillard, éblouissante au matin, ayant absorbé le soleil et grassement dorée l'après-midi, rose et déjà fraîchement nocturne au couchant, à n'importe laquelle de ces heures que ses cloches sonnent dans le ciel et que Claude Monet a fixées dans des toiles sublimes 12 où se découvre la vie de cette chose que les hommes ont faite, mais que la nature a reprise en l'immergeant en elle, une cathédrale, et dont la vie comme celle de la terre en sa double révolution se déroule dans les siècles, et d'autre part se renouvelle et s'achève chaque jour,--alors, la dégageant des changeantes couleurs dont la nature l'enveloppe, vous ressentez devant cette façade une impression confuse mais forte. En voyant monter vers le ciel ce fourmillement monumental et dentelé de personnages de grandeur humaine dans leur stature de pierre tenant à la main leur croix; leur phylactère ou leur sceptre, ce monde de saints, ces générations de prophètes, cette suite d'apôtres, ce peuple de rois, ce défilé de pécheurs, cette assemblée de juges, cette envolée d'anges, les uns à côté des autres, les uns au-dessus des autres, debout près de la porte, regardant la ville du haut des niches ou au bord des galeries, plus haut encore, ne recevant plus que vagues et éblouis les regards des hommes au pied des tours et dans l'effluve des cloches, sans doute à la chaleur de votre émotion vous sentez que c'est une grande chose que cette ascension géante, immobile et passionnée. Mais une cathédrale n'est pas seulement une beauté à sentir. Si même ce n'est plus pour vous un enseignement à suivre, c'est du moins encore un livre à comprendre. Le portail d'une cathédrale gothique, et plus particulièrement d'Amiens, la cathédrale gothique par excellence, c'est la Bible. Avant de vous l'expliquer je voudrais, à l'aide d'une citation de Ruskin, vous faire comprendre que, quelles que soient vos croyances, la Bible est quelque chose de réel, d'actuel, et que nous avons à trouver en elle autre chose que la saveur de son archaïsme et le divertissement de notre curiosité.
«Les I, VIII, XII, XV, XIX, XXIII et XVIVe psaumes, bien appris et crus, sont assez pour toute direction personnelle, ont en eux la loi et la prophétie de tout gouvernement juste, et chaque nouvelle découverte de la science naturelle est anticipée dans le CIVe. Considérez quel autre groupe de littérature historique et didactique a une étendue pareille à celle de la Bible.
«Demandez-vous si vous pouvez comparer sa table des matières, je ne dis pas à aucun autre livre, mais à aucune autre littérature. Essayez, autant qu'il est possible à chacun de nous--qu'il soit défenseur ou adversaire de la foi--de dégager son intelligence de l'habitude et de l'association du sentiment moral basé sur la Bible, et demandez-vous quelle littérature pourrait avoir pris sa place ou remplir sa fonction, quand même toutes les bibliothèques de l'univers seraient restées intactes. Je ne suis pas contempteur de la littérature profane, si peu que je ne crois pas qu'aucune interprétation de la religion grecque ait jamais été aussi affectueuse, aucune de la religion romaine aussi révérente que celle qui se trouve à la base de mon enseignement de l'art et qui court à travers le corps entier de mes œuvres. Mais ce fut de la Bible que j'appris les symboles d'Homère et la foi d'Horace. Le devoir qui me fut imposé dès ma première jeunesse, en lisant chaque mot des évangiles et des prophéties, de bien me pénétrer qu'il était écrit par la main de Dieu, me laissa l'habitude d'une attention respectueuse qui, plus tard, rendit bien des passages des auteurs profanes, frivoles pour les lecteurs irréligieux, profondément graves pour moi. Qu'il y ait une littérature classique sacrée parallèle à celle des Hébreux et se fondant avec les légendes symboliques de la chrétienté au moyen âge, c'est un fait qui apparaît de la manière la plus tendre et la plus frappante dans l'influence indépendante et cependant similaire de Virgile sur le Dante et l'évêque Gawane Douglas. Et l'histoire du Lion de Némée vaincu avec l'aide d'Athéné est la véritable racine de la légende du compagnon de saint Jérôme, conquis par la douceur guérissante de l'esprit da vie. Je l'appelle une légende seulement. Qu'Héraklès ait jamais tué ou saint Jérôme jamais chéri la créature sauvage ou blessée, est sans importance pour nous. Mais la légende de saint Jérôme reprend la prophétie du millénium et prédit avec la Sibylle de Cumes, et avec Isaïe, un jour où la crainte de l'homme cessera d'être chez les créatures inférieures de la haine, et s'étendra sur elles comme une bénédiction, où il ne sera plus fait de mal ni de destruction d'aucune sorte dans toute l'étendue de la montagne sainte et où la paix de la terre sera délivrée de son présent chagrin, comme le présent et glorieux univers animé est sorti du désert naissant, dont les profondeurs étaient le séjour des dragons et les montagnes des dômes de feu. Ce jour-là aucun homme ne le connaît, mais le royaume de Dieu est déjà venu pour ceux qui ont arraché de leur propre cœur ce qui était rampant et de nature inférieure et ont appris à chérir ce qui est charmant et humain dans les enfants errants des nuages et des champs 13.»
Et peut-être maintenant voudrez-vous bien suivre le résumé que je vais essayer de vous donner, d'après Ruskin, de la Bible écrite au porche occidental d'Amiens.
Au milieu est la statue du Christ qui est non au sens figuré, mais au sens propre, la pierre angulaire de l'édifice. A sa gauche (c'est-à-dire à droite pour nous qui en regardant le porche faisons face au Christ, mais nous emploierons les mots gauche et droite par rapport à la statue du Christ) six apôtres: près de lui Pierre, puis s'éloignant de lui, Jacques le Majeur, Jean, Mathieu, Simon. A sa droite Paul, puis Jacques l'évêque, Philippe, Barthélemy, Thomas et Jude 14. A la suite des apôtres sont les quatre grands prophètes. Après Simon, Isaïe et Jérémie; après Jude, Ezéchiel et Daniel; puis, sur les trumeaux de la façade occidentale tout entière viennent les douze prophètes mineurs; trois sur chacun des quatre trumeaux, et, en commençant par le trumeau qui se trouve le plus à gauche: Osée, Jaël, Amos, Michée, Jonas, Abdias, Nahum, Habakuk, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie. De sorte que la cathédrale, toujours au sens propre, repose sur le Christ et sur les prophètes qui l'ont prédit ainsi que sur les apôtres qui l'ont proclamé. Les prophètes du Christ et non ceux de Dieu le Père:
Note 14: (retour) M. Huysmans dit: «Les Evangiles insistent pour qu'on ne confonde pas saint Jude avec Judas, ce qui eut lieu, du reste; et, à cause de sa similitude de nom avec le traître, pendant le moyen âge les chrétiens le renient... Il ne sort de son mutisme que pour poser une question au Christ sur la Prédestination et Jésus répond à côté ou pour mieux dire ne lui répond pas», et plus loin parle «du déplorable renom que lui vaut son homonyme Judas» (La Cathédrale, p. 454 et 455).
«La voix du monument tout entier est celle qui vient du ciel au moment de la Transfiguration: Voici mon fils bien-aimé, écoutez-le.» Aussi Moïse qui fut un apôtre non du Christ mais de Dieu, aussi Elie qui fut un prophète non du Christ mais de Dieu, ne sont pas ici. Mais, s'écrie Ruskin, il y a un autre grand prophète qui d'abord ne semble pas être ici. Est-ce que le peuple entrera dans le temple en chantant: «Hosanna au fils de David», et ne verra aucune image de son père? Le Christ lui-même n'a-t-il pas déclaré: «Je suis la racine et l'épanouissement ment de David», et la racine n'aurait près de soi pas trace de la terre qui l'a nourrie? Il n'en est pas ainsi; David et son fils sont ensemble. David est le piédestal de la statue du Christ. Il tient son sceptre dans la main droite, un phylactère dans la gauche.
«De la statue du Christ elle-même je ne parlerai pas, aucune sculpture ne pouvant, ni ne devant satisfaire l'espérance d'une âme aimante qui a appris à croire en lui. Mais à cette époque elle dépassa ce qui avait jamais été atteint jusque-là en tendresse sculptée. Et elle était connue au loin sous le nom de: le beau Dieu d'Amiens. Elle n'était d'ailleurs qu'un signe, un symbole de la présence divine et non une idole, dans notre sens du mot. Et pourtant chacun la concevait comme l'Esprit vivant, venant l'accueillir à la porte du temple, la Parole de vie, le Roi de gloire, le Seigneur des armées. «Le Seigneur des Vertus», Dominas Virlutum, c'est la meilleure traduction de l'idée que donnaient à un disciple instruit du XIIIe siècle les paroles du XXIVe psaume.»
Nous ne pouvons pas nous arrêter à chacune des statues du porche occidental. Ruskin vous expliquera le sens des bas-reliefs qui sont placés au-dessous (deux bas-reliefs quatre-feuilles placés au-dessous l'un de l'autre sous chacune d'elles), ceux qui sont placés sous chaque apôtre représentant, le bas-relief supérieur la vertu qu'il a enseignée ou pratiquée, l'inférieur le vice opposé. Au-dessous des prophètes les bas-reliefs figurent leurs prophéties 15.
Note 15: (retour) The Bible of Amiens, IV, § 30-36.
Sous saint Pierre est le Courage avec un léopard sur son écusson; au-dessous du Courage la Poltronnerie est figurée par un homme qui, effrayé par un animal laisse tomber son épée, tandis qu'un oiseau continue de chanter: «Le poltron n'a pas le courage d'une grive.» Sous saint André est la Patience dont l'écusson porte un bœuf (ne reculant jamais).
Au-dessous de la Patience, la Colère: une femme poignardant un homme avec une épée (la Colère, vice essentiellement féminin qui n'a aucun rapport avec l'indignation). Sous saint Jacques, la Douceur dont l'écusson porte un agneau, et la Grossièreté: une femme donnant un coup de pied par-dessus son échanson, «les formes de la plus grande grossièreté française étant dans les gestes du cancan».
Sous saint Jean, l'Amour, l'Amour divin, non l'amour humain: «Moi en eux et toi en moi.» Son écusson supporte un arbre avec des branches greffées dans un tronc abattu. «Dans ces jours-là le Messie sera abattu, mais pas pour lui-même.» Au-dessous de l'Amour, la Discorde: un homme et une femme qui se querellent; elle a laissé tomber sa quenouille. Sous saint Mathieu, l'Obéissance. Sur son écusson, un chameau: «Aujourd'hui c'est la bête la plus désobéissante et la plus insupportable, dit Ruskin; mais le sculpteur du Nord connaissait peu son caractère. Comme elle passe malgré tout sa vie dans les services les plus pénibles, je pense qu'il l'a choisie comme symbole de l'obéissance passive qui n'éprouve ni joie ni sympathie comme en ressent le cheval, et qui, d'autre part, n'est pas capable de faire du mal comme le bœuf. Il est vrai que sa morsure est assez dangereuse, mais à Amiens, il est fort probable que cela n'était pas connu, même des croisés, qui ne montaient que leurs chevaux ou rien.»
Au-dessous de l'Obéissance, la Rébellion, un homme claquant du doigt devant son évêque («comme Henri VIII devant le Pape et les badauds anglais et français devant tous les prêtres quels qu'ils soient»).
Sous saint Simon, la Persévérance caresse un lion et tient sa couronne. «Tiens ferme ce que tu as afin qu'aucun homme ne prenne ta couronne.» Au-dessous, l'Athéisme laisse ses souliers à la porte de l'église. «L'infidèle insensé est toujours représenté, aux XIIe et XIIIe siècles, nu-pieds, le Christ ayant ses pieds enveloppés avec la préparation de l'Évangile de la Paix. «Combien sont beaux tes pieds dans tes souliers, ô fille de Prince!»
Au-dessous de saint Paul est la Foi. Au-dessous de la Foi est l'Idolâtrie adorant un monstre. Au-dessous de saint Jacques l'évêque est l'Espérance qui tient un étendard avec une croix. Au-dessous de l'Espérance, le Désespoir, qui se poignarde.
Sous saint-Philippe est la Charité qui donne son manteau à un mendiant nu.
Sous saint Barthélemy, la Chasteté avec le phœnix, et au-dessous d'elle, la Luxure, figurée par un jeune homme embrassant une femme qui tient un sceptre et un miroir. Sous saint Thomas, la Sagesse (un écusson avec une racine mangeable signifiant la tempérance commencement de la sagesse). Au-dessous d'elle, la Folie: le type usité dans tous les psautiers primitifs d'un glouton armé d'un gourdin, «Le fou a dit dans son cœur: «Il n'y a pas de Dieu, il dévore mon peuple comme un morceau de pain.» (Psaume LIII, cité par M. Male.) Sous saint Jude, l'Humilité qui porte un écusson avec une colombe, et l'Orgueil qui tombe de cheval.
«Remarquez, dit Ruskin, que les apôtres sont tous sereins, presque tous portent un livre, quelques-uns une croix, mais tous le même message: «Que la paix soit dans cette maison et si le Fils de la Paix est né», etc...; mais les prophètes tous chercheurs, ou pensifs, ou tourmentés, ou s'étonnant, ou priant, excepté Daniel. Le plus tourmenté de tous est Isaïe. Aucune scène de son martyre n'est représentée, mais le bas-relief qui est au-dessous de lui le montre apercevant le Seigneur dans son temple et cependant il a le sentiment qu'il a les lèvres impures. Jérémie aussi porte sa croix, mais plus sereinement.»
Nous ne pouvons malheureusement pas nous arrêter aux bas-reliefs qui figurent, au-dessous des prophètes, les versets de leurs principales prophètes: Ezéchiel assis devant deux roues 16, Daniel tenant un livre que soutiennent des lions 17, puis assis au festin de Balthazar, le figuier et la vigne sans feuilles, le soleil et la lune sans lumière qu'a prophétisés Joel 18, Amos cueillant les feuilles de la vigne sans fruits pour nourrir ses moutons qui ne trouvent pas d'herbe 19, Jonas s'échappant des flots, puis assis sous un calebassier, Habakuk qu'un ange tient par les cheveux visitant Daniel qui caresse un jeune lion 20, les prophéties de Sophonie: les bêtes de Ninive, le Seigneur une lanterne dans chaque main, le hérisson et le butor 21, etc.